Voici un programme personnel et puissant, révélateur de l’imaginaire d’un interprète perfectionniste entre poésie et musique, dont la pensée est aussi exigeante et poétique que les deux compositeurs ici célébrés. Seul Fantaisie pour piano qui émane d’une commande et qui a été publeiée de son vivant (1823), la pièce que Schubert appelle simplement « Fantaisie pour piano », exige beaucoup de l’interprète (à l’origine, la pièce est une commande d’Emmanuel von Liebenberg de Zsittin, pianiste virtuose) ; à l’auditeur, elle demande une attention accrue tend les climats qui s’enchaînent sont particulièrement contrastés (jusqu’à la fugue finale). Ali Hirèche en exprime le flux souterrain tout en marquant les points de rupture et de basculement, l’euphorie parfois crépitante et véhémente du Presto ; surtout le sentiment flottant de l’Adagio, où le jeu passe du recueillement mystérieux à l’effroi et à la transe, tout en faisant somptueusement chanter le motif principal. Le jeu du pianiste se montre fougueux voire âpre, fouillant la mécanique de l’instrument, faisant surgir la tendresse des mélodies plus intimes, dans une conception qui calibre idéalement les rapports de contrastes.
Ali Hirèche révèle combien
Liszt comprend et sublime la poésie schubertienne
D’un compositeur à l’autre, de Schubert à Liszt, soit deux poètes du clavier, Ali Hirèche sait tirer le fil des filiations ténues, révélant combien Liszt est inspiré par les lieder de Schubert ; le premier, génial transcripteur, soulignant avec une rare finesse la magie des couleurs du second.
Ainsi dans le « Wanderer » : le pianiste éclaire ce halo sombre et lugubre qui convoque l’esprit d’une mélancolie profonde et d’une errance infinie ; s’affirme peu à peu le sentiment de solitude puis, au final ce grand renoncement à la vie, l’idée d’une exténuation lente, irrémédiable ; jusqu’à l’énoncé d’une énigme totale (le dernier thème et la dernière séquence qui s’achèvent dans un gouffre profond)…
Pour « Gretchen am spinnrade », jeu et toucher murmurent, dans une délicatesse aérienne, flottante, affleurante, d’une suggestivité électrique – comme une chute sans retour, vécue comme une course silencieuse et maudite, car c’est bien de l’emprise de la jeune fileuse dont il est question et que le piano révèle ;
Enfin, le plus dramatique « Erlkönig » / le Roi des aulnes accomplit son action fantastique et tragique en une vivacité romantique, propre à l’imagination du Schubert de 18 ans, inspiré par Goethe ; mort, peur et nuit s’enchaînent, en épisodes ardents ; Ali Hirèche édifie une narration orchestrale et même symphonique, d’une précision captivante ; l’attention aux couleurs et aux rythmes caractérise chaque personnage de cette course hallucinée : le narrateur, le père, l’enfant, le roi des aulnes, jusqu’aux derniers accords, réalisés comme un glas glaçant. Soit la voix tour à tour qui raconte, rassure, questionne et foudroie… mieux qu’un diseur, fût-il Dietrich Fisher-Dieskau (cité dans l’excellente notice du cd), le chant du piano exprime au plus juste l’essence poétique de chaque voix, sans aucun effet théâtral. Le génie de Liszt est ainsi révélé : il est aussi musical que littéraire, magnifiant le lied de Schubert, sans voix humaine.
Tout aussi inspiré par la Sonate en si mineur de Liszt, Ali Hirèche en décrypte les enjeux conflictuels, entre le bien et le mal ; parcourant chaque convulsion d’une transe intérieure que porte le héros intranquille, qu’il soit Faust ou tout autre protagoniste impétueux ; du souterrain au spirituel, de splendides élans et vertiges digitaux expriment la houle et la terreur, les aspirations d’une âme faustéenne, à la fois critique, analyste, victime et dominatrice. Tout le jeu du pianiste qui semble combattre chaque assaut, aborde viscéralement la partition éruptive ; il en fait une lutte essentielle où l’obligation du défi est vaincue par la révélation de la grâce finale. Entre les séquences, surgit le rire et la malice tentateurs, cette ironie sarcastique qui raille et grossit le trait, comme si le piano méphistophélien aimait à railler la fragilité du héros. Autant de forces sourdes et sombres affrontées qui dévoilent d’autant mieux, le miracle éperdu de la conclusion.
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CRITIQUE CD événement. SCHUBERT – LISZT. Ali Hirèche, piano (1 cd BION records) – enregistrement réalisé à saint-Saturnin, début octobre 2022 – CLIC de CLASSIQUENEWS automne 2023
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LIRE aussi notre annonce du cd SCHUBERT / LISZT par Ali Harèche : https://www.classiquenews.com/cd-evenement-annonce-ali-hireche-piano-schubert-liszt-wanderer-fantasie-sonate-en-si-mineur-h-moll-1-cd-bion-records/
Enregistré en octobre 2022, le présent programme imagine et éclaire avec à propos, filiations et affinités secrètes, ténues entre le Schubert du Wanderer et les crépitements hallucinés du Liszt, spirituel et interrogatif, de la Sonate en si mineur… Du marcheur mélancolique (« Wanderer-Fantasie ») qui erre en se demandant « Où donc? », du lied Schubertien (« Le roi des Aulnes » et ses 3 voix mêlées, ou de Marguerite et son rouet…), Liszt sur les traces de Schubert, réalise des transcriptions pour le piano seul, aussi profondes et saisissantes que leurs originaux… Lire notre annonce / présentation complète ici : https://www.classiquenews.com/cd-evenement-annonce-ali-hireche-piano-schubert-liszt-wanderer-fantasie-sonate-en-si-mineur-h-moll-1-cd-bion-records/