Plus habitué aux grands orchestres (Orchestres symphonique de Québec, de Laval, de Montréal, de Toronto… et même de la Radio de Cologne… qui ont créé nombre de ses partitions), le compositeur québécois Anthony Rozankovic (plus de 500 compositions dans tous les genres) surprend et convainc ici, en regroupant 16 pièces de son cru, originellement pour le cinéma et l’image, mais jouées en format épuré, intime… sur le seul piano. Le programme édité par ATMA classique propose comme une synthèse de son art compositionnel, du grand écran et du cinéma… à l’ascétisme flamboyant du clavier, sublimé ici par la pianiste Louise Bessette, figure iconique du catalogue Atma et dont la sensibilité et l’art des nuances font merveille.
Les morceaux témoignent d’une inspiration multiple, éclectique et contrastée dont le développement formel ne se dilue pas ; il exprime, évoque, suggère, jonglant habilement entre musique pure et fièvre narrative. Le style est polymorphe et tout en se pliant à diverses écritures et genres musicaux, cultive un goût illimité pour la métamorphose joyeuse, l’écoute intérieure aussi, qui préserve sous l’activité expressive, une cohésion profonde, une ossature dramatique qui rend justice aux titres choisis (la plupart très évocateurs et précis à la fois). « Origami » suggère que chaque pièce fourmille d’angles divers dans son déploiement, engendre autant de figures dépliées, nombreuses, qui obéissent ainsi un à plan sous jacent primitif, pensé, équilibré.
Si l’on se réfère aux mots du compositeur, chaque séquence comme dans la vie, est le fruit, le prolongement, l’hommage nés d’une rencontre humaine. Des profils, des silhouettes présentes et évanescentes surgissent à chaque mélodie ; il en est ainsi pour la première composition « Andalouse running shoes », conçue originellement pour les funérailles du père d’Anthony… qui était cordonnier. Le compositeur enchaîne 3 mélodies où s’immisce aussi la figure du Don Juan d’avant Molière, celui de Tirso de Molina, très andalou, d’où le titre. Le jeu de Louise Bessette confère à la pièce ce panache racé, cette prestance fière et allante, hispanique (à la manière d’un hidalgo souverain et conquérant), servis par une sonorité détaillée et ronde, aux nuances millimétrées.
De même pour la 2ème pièce « Origami » et sa mélodie des plus intimes et lumineuse qui fait référence au cœur de papier ouvragé au prix d’effort et de peine, offert par ses amies à Fania pour ses 20 ans à Auschwitz en 1944… l’air emperlé, aérien, sonne comme un carillon, l’emblème d’un instant suspendu, fraternel, dans le gouffre de la Barbarie la plus abjecte.
« Avenue zéro » est de la même eau, apparemment tranquille mais dont la vérité est en réalité… terrifiante. Le piano exprime un cheminement mystérieux, un sentiment d’inéluctable et d’accomplissement, parfois grave ; c’est l’un des morceaux les plus développés (plus de 6 mn) – égrainé comme un balancement brumeux, Satie n’est pas loin ; murmuré, d’une délicatesse extrême, le jeu édifie un monument intime en hommage à tous les individus, victimes de la traite infâme et qui est le sujet du film choc d’Hélène Choquette dont Anthony Rozankovic a composé ainsi la parure musicale. La pièce traduit probablement le mieux cet indéfinissable style propre au compositeur doué d’une maturation flamboyante dans l’intime et le murmuré, où des lointains poétiques (contrechamps faussement bavards), expriment l’essence du caractère, l’âme de la situation.
Toute la collection des 16 pièces éclairent un imaginaire foisonnant.
Plus ample encore « Jungle jongle » de 2021 (plus de 9 mn), composé pour Louise Bessette pendant la pandémie de la covid, édifie comme une transe en marche arrière, enivrée ; séquences très contrastées, du forte au pianissimo (en particulier l’épisode central ascendant, murmuré), avant qu’un boggie woogy d’enfer en séquence final, ne suggère effectivement que face à la crise sanitaire, nos vies se sont mises à s’affoler ; comment inéluctablement, confrontés à l’inimaginable, nous sommes tous devenus « jongleurs », dans un tunnel où menaçait la folie collective.
Et comme s’il prenait le pouls de l’Histoire canadienne, mais dans un moment suspendu d’une rencontre ratée, Anthony Rozankovic évoque dans « Last Call », – musique pour le documentaire de Luc Cyr et Carl Leblanc (« la fin du Canada »), entre gravité et amertume aussi, l’échec de l’accord du lac Meech, au tournant des années 1990, quand réconcilier Québec et Canada s’avèra impossible. Même mouvement dans un passé mémoriel infini, à l’écoute de « Pier 21 », qui est le quai de débarquement à Halifax de tous les migrants accostant au Nouveau Monde. Il en fut ainsi pour le père du compositeur, Josip Rozankovic… le chant du piano seul, comme perdu dans l’espace, renforce le sentiment du destin solitaire, l’aube d’une épopée qui va s’accomplir, coûte que coûte.
Avouons notre grande faveur pour la plage 15, (« Dead End ») un morceau hypnotique et lui aussi suspendu, dont l’économie fusionne gravité et terrible sérénité ; le compositeur a saisi le souffle là encore d’un inéluctable hautement tragique et barbare : la prise en otage en octobre 1970 par les militants du front de libération du Québec, du ministre Pierre Laporte dont le décès scella leur destin, dans l’échec et l’horreur. La musique composée pour le film « La belle Province » des mêmes Luc Cyr et Carl Leblanc inscrit ce bouleversant épisode dans un instant musical épuré, poétique, déchirant, …Satien. Il fallait bien toute la subtilité de jeu de Louise Bessette pour en exprimer l’infini tragique, tout le dénuement assourdissant. Magistral.
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CRITIQUE CD événement. ORIGAMI / Anthony Kozankovic : Œuvres pour piano. Louise Bessette, piano (1 cd ATMA classique) – CLIC de CLASSIQUENEWS été 2024 – enregistré au Québec en décembre 2022.
CD
LIRE aussi en complément notre présentation du cd événement « ORIGAMI » d’Anthony Rozankovic, par Louise Bessette, piano (1 cd ATMA classic) :
https://www.classiquenews.com/cd-evenement-annonce-anthony-rozankovic-origami-louise-bessette-piano-1-cd-atma/
ENTRETIEN
LIRE aussi notre entretien avec le compositeur ANTHONY KOZANKOVIC à propos de l’album ORIGAMI (1 cd ATMA classique) :
https://www.classiquenews.com/entretien-avec-anthony-rozankovic-compositeura-propos-de-son-dernier-album-origami-atma-classics/