lundi 14 octobre 2024

CRITIQUE CD événement. Claudio MONTEVERDI : Intégrale des madrigaux / Concerto Italiano, Rinaldo Alesandrini (11 cd Naïve)

A lire aussi

Rinaldo Alessandrini a révolutionné la compréhension profonde du fait poétique, pour réussir son intégrale des madrigaux de Monteverdi : ici, c’est le texte et la poésie qui prévalent sur la musique ; chanteurs mais aussi instrumentistes (pour les madrigaux tardifs et dramatiques) articulent et expriment chaque enjeux du texte choisi. De 1587 (Livre I) à 1638 (Livre VIII), Claudio Monteverdi élabore à travers la forme madrigralesque, cette langue baroque de plus en plus dramatique, expression privilégiée des affects.

 

L’enjeu de cette intégrale est aussi biographique et évidemment esthétique : elle suit et récapitule tout l’imaginaire poétique et théâtral de l’auteur ; ses recherches et l’évolution de sa pensée musicale, selon ses patrons et les lieux de résidence. Les 3 premiers Livres (1587, 1590, 1592), de Crémone à Mantoue désignent dans les tensions entre contrepoint et homophonie, l’élève d’Ingegneri qui assimile alors surtout les dernières inflexions ferraraise (et la leçon de Rore). A travers le souci du texte, les interprètes soulignent combien Monteverdi fut un connaisseur avisé de poésie, choisissant alors des auteurs élaborés (Guarini, Strozzi…). Ainsi émerge un style « pathétique », qui favorise l’incarnation et l’expression individuelle, confrontée au récit collectif.

Déjà s’accomplit une approche concertée de l’intérieur des poèmes dont l’articulation changeante et modelée, semble donner la vie et le sang à l’ardeur poétique, à tous les effets de la passion.
Alessandrini éclaire combien Monteverdi suit et respecte le cheminement intérieur et souterrain des poèmes ; leur conférant une sorte de compréhension intuitive et phsychologique : ainsi se réalise peu à peu dans une écriture de plus en plus sensuelle, cette « gravitas » (profondeur et sobriété) prônée par Le Tasse, probablement rencontré à Mantoue en 1591 (omniprésent dans le Livre II, aux côtés ensuite, de Pietro Bembo). Erotisme, naturalisme fusionnent (superbe Ecco mormorar l’onde) dans un équilibre formel et linguistique qui sait écarter toute mollesse trop séductrice.
Les chanteurs y expriment les vertiges émotionnels des héros de la geste du Tasse (la Gerusalemme liberata) : Armide abandonnée ; Tancrède, meurtrier involontaire et inconsolable de Clorinde… le chant exprime au plus juste ce théâtre de la guerre d’amour où l’errance et l’impuissance du guerrier détruit verse dans la folie hallucinée. On comprend dès lors, combien chaque ciselure madrigalesque permet à Monteverdi de concevoir et élbaorer son propre style lyrique, lequel jaillera dans le sillon de ses madrigaux, en 1607, avec le premier opéra baroque proprement dit : Orfeo.

 

 

En 9 Livres et 28 années de recherche
Rinaldo Alessandrini a révolutionné
notre compréhension de la langue montéverdienne…

L’intégrale éditée par Naïve s’avère incontournable pour qui souhaite comprendre pas à pas le cheminement de la langue montéverdienne, des premiers défis poétiques à la maîtrise de l’écriture opératique, laquelle n’aurait pas pu s’accomplir sans les styles joyeux, langoureux, « concitato » (frénésie guerrière) peu à peu affinés, fixés dans ces recueils de madrigaux. Evidemment les critiques ont fusé, dont celle du conservateur (et jaloux) Artusi (1600).

Dans une notice très documentée et qui permet de mesurer les avancées de Monteverdi, sa modernité infaillible et continue, Rinaldo Alessandrini précise l’avant-garde à laquelle appartient l’auteur madrigalesque, pionnier de la « Seconda prattica », avec les autres modernes : Rore, Gesualdo, Cavalieri, Fontanelli, Girolamo Branciforte (« Il conte di Camerata »), Giovanni del Turco (« Il Cavalier Turchi »), Tommaso Pecci, mais aussi Ingegneri, Marenzio, De Wert, Luzzaschi, en plus de Peri et Caccini, …
Il y a bien un cas Monteverdi, tel qu’il se démarque des monodistes florentins aussi. Désormais pour Monteverdi, seul importe l’expression du texte, dans une sincérité intime qui remodèle l’écoute même de la musique. Ce nouveau rapport conduit les interprètes à plus de naturel, de souplesse, de sensations précises et justes, ce avec d’autant plus d’évidence, que tous étant italiens, maîtrisent totalement enjeux et subtilités d’une juste prononciation.

En inversant le rapport musique / texte, au profit exclusif du second, Monteverdi invente littéralement la musique baroque, celle du plein XVIIè, esthétique éloquente dans son Orfeo déjà cité, où la clarté et le souffle expressif du « recitar cantando » démontrent les arguments de l’imitation du vrai, portée par une seule voix (laquelle se cristallise surtout dans cette intimité humaine à l’acte V).

Chaque Livre ensuite conduit Monteverdi à de prodigieuses découvertes, parfois affectées par la tragédie de la vie personnelle : ainsi le Livre VI (le dernier où l’auteur utilise la polyphonie à 5 voix) est-il marqué par le deuil quand meurent et l’épouse (Claudia Cattaneo en 1607) et la jeune cantatrice Caterina Martinelli en 1608 qui devait chanter le rôle de son opéra perdu Arianne (ainsi pleurée dans la Sestina : « Lagrime d’amante sul sepolcro dell’amata », sous le prénom de Corinne, d’autant plus regrettée que le duc lui-même Vincent de Gonzague s’était épris de la jeune chanteuse). Le thème de la séparation s’y déploie : Ariane et Thésée, Corinne et Glaucos (dans la Sestina déjà citée), Pétrarque et Laura (Zefiro torna et Ohimè il bel viso), ) Floride et Florus, Alcée et Lydia (Misero Alceo), aux côtés du goût pour un nouvel auteur : Marino.

Peu à peu le cadre polyphonique est envahi par le style déclamatoire ; les dissonances sont placées aux points névralgiques du texte quand surgit un basculement émotionnel… selon un tempo personnel fondé sur le sentiment. Alessandrini éclaire cette acquisition esthétique progressive qui éclate littéralement dans le Livre VII édité en 1619 (intitulé « Concerto »… et qui a donné probablement le nom de son ensemble). Chaque voix soliste confortée par la basse continue dans le nouveau cadre monodique, exprime une personnalité individuelle : le madrigal devient théâtral ; il appelle la scène. Sur les traces des premiers monodistes (Caccini ou d’India…), Monteverdi en poste à Venise depuis 1613, opte pour une flexibilité structurelle au service des textes de Guarini, et surtout de Marino dont la mise en musique de Tempro la cetra, inaugure une intention rhétorique assumée, idéalement théâtrale, que le ballet final (Tirsi e Clori) porte à son plus haut degré de réalisation.
Les instruments invités participent de la même caractérisation (Con che soavità) : leur individualité sonore, accentuée, dramatique n’accompagne plus ; elle dialogue avec la voix.

Le summum est atteint avec le Livre VIII de 1638 (Madrigali guerrieri e amorosi) dans lequel Monteverdi, maître dramaturge, invente et fixe le style « concitato » (guerrier) et le vertige né des effets contrastants. Au concitato, impérieux, énergique (idéalement illustré dans le Combattimento di Tancredi e Clorinda sur le texte de Torquato Tasso / extrait de La Gerusalemme liberata), il joint deux autres styles, amoureux et rappresentativo. La diversité formelle, l’ampleur de la conception théâtrale voire opératique bouleversent totalement et inaugurent de nouveaux horizons en faisant imploser le stricte genre du madrigal : Ardo, avvampo pour huit voix avec instruments ; duos, trios volubiles, virtuoses, … ; le ballet delle Ingrate, qui prolonge cet érotisme présent dans les premiers Livres, surtout le Combattimento déjà cité, affirment l’excellence des chanteurs et instrumentistes dirigés par Rinaldo Alessandrini. On n’oubliera pas non plus Hor ch’el ciel (d’après Pétrarque), ou le Lamento della Ninfa, construit sur la répétition hypnotique à la basse de quatre notes descendantes … Le Livre IX (édité à titre posthume en 1651) complète sans les remettre en cause les opus précédents, réalisant un cycle de Terzetti séduisants et une « chaconne pyrotechnique ».

De 1993 à 2021, soit pendant 28 années de travail et de recherche, les interprètes du Concerto Italiano interrogent le sens et l’évolution du madrigal, véritable laboratoire expérimental qui permet à Monteverdi d’élaborer sa propre langue ; une langue placée en marge des foyers ferrarais, napolitains, florentins ; à l’écart des Gesualdo, Marenzio, vénérés mais aussitôt dépassés et confrontés. Rinaldo Alessandrini dévoile l’apport singulier des madrigaux montéverdiens dans la propre genèse de ses opéras : Orfeo, Il Ritorno d’Ulisse, L’Incoronazione di Poppea ; juste, sincère, direct, inspiré, l’interprète a saisi au centre de l’esthétique monteverdienne, l’intensité du sentiment, sa vérité qui nous parle au delà des siècles. Voilà qui fait de cette intégrale, un must absolu.

 

 

________________________________
CRITIQUE CD événement. Claudio MONTEVERDI : Intégrale des madrigaux / Concerto Italiano, Rinaldo Alesandrini (11 cd Naïve : 1993 – 2021) – CLIC de CLASSIQUENEWS – hiver 2023
Saluons le soin apporté à l’édition de ce coffret : en plus d’une abondante introduction par Rinaldo Alessandrini, le livret comprend aussi une présentation de chaque Livre de madrigaux par Renzo Bragantini, et la traduction de tous les poèmes mis en musique (italien, Anglais, français). Remarquable exigence éditoriale.

 

 

 

 

LIRE aussi notre grand entretien avec Rinaldo Alessandrini à propos de l’intégrale des madrigali de Monteverdi, odyssée artistique réalisée pendant 30 années… : https://www.classiquenews.com/entretien-avec-rinaldo-alessandrini-a-propos-de-son-integrale-des-madrigali-de-claudio-monteverdi-coffret-evenement-11-cd-naive/

 

ENTRETIEN avec Rinaldo ALESSANDRINI à propos de son intégrale des Madrigali de Claudio Monteverdi (coffret événement 11 cd Naïve)

 

 

 

 

LIRE aussi notre présentation annonce du coffret Intégrale des madrigaux de Monteverdi par Rinaldo Alessandrini et Concerto Italiano (11 cd Naïve – CLIC de CLASSIQUENEWS hiver 2023) : https://www.classiquenews.com/cd-coffret-evenement-annonce-claudio-monteverdi-1567-1643-integrale-des-madrigaux-livres-i-ii-iii-iv-v-vi-vii-viii-venise-1587-1638-concerto-italiano-rinaldo-alessandrini-direct/https://www.classiquenews.com/

CD coffret événement. Claudio MONTEVERDI (1567 – 1643) : Intégrale des Madrigaux (Livres I, II, III, IV, V, VI, VII, VIII, Venise 1587 – 1638). Concerto Italiano. Rinaldo Alessandrini, direction (11 cd Naïve) 

 

- Sponsorisé -
- Sponsorisé -
Derniers articles

CRITIQUE, opéra. MONTE-CARLO, Auditorium Rainier III, le 6 octobre 2024. SAINT-SAËNS : L’Ancêtre (en version de concert). J. Holloway, J. Henric, G. Arquez, H....

On le sait, Monte-Carlo fut - au début du XXe siècle sous l’impulsion de Raoul Gunsbourg (directeur à l’époque...
- Espace publicitaire -spot_img

Découvrez d'autres articles similaires

- Espace publicitaire -spot_img