Voici un jalon important pour l’intégrale des symphonies de Chostakovitch en cours chez DG, que réalise le chef Andris Nelsons – directeur musical du Gewandhaus de Leipzig et aussi ici, chef principal du Boston Symphony orchestra. Les volets ainsi enregistrés (de surcroît sur le vif / live), confirment une évidente affinité avec le souffle poétique et engagé du compositeur russe… dont 2025 marque les 50 ans de la disparition.
Leipzig annonce d’ailleurs un festival Chostakovtich à cette occasion, avec à la clé, l’intégrale des 15 symphonies proposée in loco pour cet anniversaire prometteur (Lire notre annonce du Festival Chostakovitch 2025 à Lepizig : https://www.classiquenews.com/leipzig-la-ville-musique-les-festivals-2024-2025/ ).
CD1 – Symphonie n°2 (1927). Du grave lugubre terrifiant (premier largo d’ouverture qui cite l’orchestration, les fanfares et le souffle mahlériens) surgit peu à peu un scherzo ardent, sautillant qui finit en caquetage hurleur et strident ; puis le second et dernier mouvement semblent recueillir toutes les peines et les souffrances, celles des milliers de cadavres des guerriers massacrés sur le front : le chœur requis (l’impeccable Tanglewood Festival Chorus) exprime toutes les aspirations d’une humanité qui veut sortir de la guerre. L’acuité de l’orchestre, détaillé, actif, mais aussi très coloré et contrasté affirme la volonté fraternelle d’en finir jusqu’au tutti choral conclusif. Andris Nelsons affirme une belle maîtrise des masses, veillant à l’équilibre entre les pupitres et la clarté du flux dramatique.
Même énergie et précision pour la n°3 « 1er mai » créée en 1930 à Léningrad : dont l’Allegro initial affirme une volonté héroïque déclamatoire, d’une joie impérieuse inscrite dans l’urgence. Le tableau grandit, s’enfle, semblant prolonger les dimensions des massifs malhériens là encore, mais avec la tentation de la parodie délirante propre à Chostakovitch. Andris Nelsons exprime tous les registres d’une imagination au souffle aussi conquérant que terrifié. 2 directions qui donnent l’élan et la gravité ; l’allure et la profondeur. Même l’Andante (flûte solo) exprime une pause aux contours indéfinis, portés par la vibration très grave des cordes, lesquelles chantent en fin de séquence, comme un adagio mahlérien. L’Allegro immédiatement enchaîné, est vif, comme ivre, le chef insufflant une nervosité rythmique proche de la convulsion, ou de la transe guerrière. Les cuivres du Boston Symphony Orchestra regorgent de puissance ronde et sonore, associés à la rutilance délirante des vents ; la fanfare assume l’impressionnante partie centrale qui semble compter les forces en présence, puis suivre les affrontements jusqu’à leur exténuation ; le chœur final est un chant de gloire et de victoire
CD2 – Symphonie n°12 « 1917 » – D’emblée s’affirme l’allure guerrière un rien tendue et sèche du premier épisode, totalement narratif où percent les éclats du front, évoqué comme une machine à tuer, inexorable et sanglante : ainsi paraît Petrograd la révolutionnaire, creuset bouillonnant, intranquille qui évoque selon le plan initial de l’auteur, Lénine : Chostakovitch a vécu dans sa chair chaque épisode de cette lutte pour la liberté du peuple russe. Beau contraste avec « Razliv » dont le chant murmuré, plus mystérieux, moins inquiétant semble renouer avec l’équilibre et la vie : le chef souligne la carrure ample voire majestueuse du ton général dont l’assise tient surtout à l’océan des cordes ; tous les pupitres avec les bois expriment un hymne d’espoir et de fraternité.
CD3 – Symphonie n°13 « Babi Yar » (créée en décembre 1962) ; la partition est une sorte de complainte symphonique pour choeur (qui introduit) l’enjeu sonore plutôt dramatique, où la tension se cristallise par la voix du baryton soliste, lequel sur un texte mordant, engagé pour ne pas dire militant, exprime le ressentiment victimaire du peuple juif : Babi Yar est l’Oradour-sur-Glane russe, le lieu d’un massacre de juifs (pogrom) dont atteste le charnier qui y fut découvert. Mathias Goerne éblouit par son timbre ardent, suppliant, répondant au chœur mécanique, sardonique, provocateur, implacable : tel un Boris en proie à de nouvelles hallucinations, entre visions apparitions, éclairs terrifiants, le chanteur porté par un orchestre aux accents envoûtants et cauchemardesques, convoque l’histoire et la mémoire, l’ombre d’Anne Franck, tout ce que le peuple d’Israël, pour ce qu’il est, a subi d’innommable, d’inimaginable, d’indicible et de barbare. Ce temps horrifique où le mal absolu redouble d’imagination et jouit de l’extermination en versant le sang… Chostakovitch se range du côté des martyrs, dénonce tout anti sémitisme, les massacres, les pogroms… évoque les horreurs de la barbarie en particulier nazie, à son époque, le comble de l’infamie la plus abjecte. Tout cela en octobre 2023 résonne en une actualité brûlante et glaçante.
A la tête d’un orchestre qui soigne la rondeur suggestive de sa somptueuse soie instrumentale, Andris Nelsons, leur directeur musical, pilote les instrumentistes de Boston avec une attention continue à l’opulence sonore, ses couleurs envoûtantes et spectrales ; veillant à l’équilibre global et la balance avec la voix soliste, servi en cela par une prise de son exemplaire.
Les cuivres mordent ; les cordes battent les accents de cette marche hallucinatoire aux scansions tranchantes, aux pointes prophétiques.
Le Boston Symphony Orchestra redouble d’expressionnisme froid et glacial, vraie mécanique inhumaine, à la fois ivre, délirante et hurlante, guerrière et exacerbée ; le glas concentre cette tension de l’ombre. Quand surgit dans un second élan, les accents déchirants (cet hurlement silencieux, splendide oxymore -, d’un texte admirable profondément antimilitariste, évoquant chaque enfant tué, chaque corps et cadavre déposé dans la tombe par milliers… Humaniste et fraternel, Chostakovitch signe une œuvre déchirante qui aborde sans concession l’horreur de la guerre qu’il inscrit dans une perspective historique où glacent et saisissent les citations de la barbarie nazie.
Parodique et plus mordant encore l’orchestre dans « Yúmor / humour », qui fustige les politiques qui s’ils peuvent convoquer parades et défilés, ne peuvent commander l’humour… Chostakovitch exprime la subtile échappatoire que permet l’humour et le rire, lesquels échappent à toute récupération. Chef, soliste, choeur et orchestre façonnent comme une sorte de danse aigre douce, l’humour énonce une faible liberté, jamais réellement préservée de l’horreur environnante.
Puis « V Magazine » / au magasin, célèbre la force tranquille, la résilience admirable des femmes russes en un épisode le plus onirique et suspendu, mais aussi surprenant dans ses tableaux infernaux.
A travers le profil de ces femmes russes courageuses, se précise de façon sourde et prenante, le spectre atroce des privations et de la désolation collective.
Le peuple affamé, apeuré se dresse comme une bête hébétée, sonnée : l’orchestre en vagues lugubres, le chœur en prières et lamentations graves, expriment ce moment de la peine et d’une incommensurable souffrance (Strákhi / peurs).
Nelsons soigne particulièrement ce mordant des cuivres, à la fois agent de la fatalité, du fatum, mais aussi vecteur d’une dignité intacte, pourtant éprouvée par un contexte terrifiant.
Proche du peuple, en cela viscéralement fraternel, Chostakovitch achève le cycle par un 5è mouvement, « Kar’yéra »/ une carrière / un destin : les flûtes insouciantes ouvrent sur un tout autre tableau où c’est – thème que l’on retrouve dans toute la littérature russe et dans Boris de Moussorsgki (!), le bons sens du « fou » du village, lequel incarne l’éternel discernement naturel du peuple. Plus badin mais moqueur, le dernier épisode fustige l’idiotie des « sachants » mais célèbre le courage individuel des Justes qui sont pour le compositeur : Shakespeare, Pasteur, Tolstoï, Newton et surtout le plus visionnaire de tous, Galilée. Nelsons exprime la gouaille fraternelle du chœur, la clairvoyance du récitant, sorte de guide, surtout le délire progressif des instruments ; car ici, c’est bien la musique qui prend la main et brille par la relief de sa parure onirique dont le soliste semble caresser chaque accent d’une rare justesse.
La symphonie n°13 de Chostakovitch est une gageure en soi, car outre la performance artistique et physique qu’elle exige des interprètes (nombreux), son texte réclame une concentration et une implication morale des spectateurs et de toute l’assemblée investie, sur scène comme dans les fauteuils.
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CRITIQUE CD événement. DMITRI CHOSTAKOVITCH (1906 – 1975). Symphonies n°2, n°3, n°12, n°13 – Boston Symphony Orchestra. Andris Nelsons, direction (3 cd DG Deutsche Grammophon) – enregistrements live réalisé à Boston en nov 2019 (Symph n°2, n°12), oct 2022 (n°3), mai 2023 (n°13). CLIC de CLASSIQUENEWS hiver 2023.
Enregistrements live réalisés à Boston en nov 2019 (Symphonies n°2 et 12), octobre 2022 (Symphonie n°3) et mai 2023 (n°13).