Création mondiale événement à Genève, dans la salle du BFM Bâtiment des Forces Motrices. Les Genevois ont enfin pu découvrir l’inspiration flamboyante du compositeur natif de Genève, FRANK MARTIN, alors en 1936, compositeur pour un ballet au thème sauvage et amoureux. La partition ne fut jamais créée sur la scène, jugée difficile à danser, elle fut mise au placard, archivée, conservée, oubliée ensuite dans la maison du compositeur à Naarden (Pays-Bas). Ce n’est qu’en 2021, quand les descendants de l’auteur se sont plongés dans les documents et autographes déposés dans la demeure, que la partition de « Die Blaue Blume » fut (re)découverte… elle est en octobre 2024, ainsi ressuscitée, nouveau jalon de l’Odyssée Frank Martin, vaste cycle d’événements et de concerts qui vise à jouer et faire connaître l’intégralité des œuvres du compositeur décédé en 1974.
Toutes les photos © Alexandre Favez / Die Blaue Blume / Cycle l’Odyssée Frank Martin
Ce soir, le spectacle offre un dispositif complet, entrelaçant de façon inédite déplacements des danseurs et instrumentistes de l’orchestre : les danseurs évoluent sur un praticable qui traverse tout le plateau, séparant les pupitres des percussions (vents et bois), des cordes placées au centre de la scène. Le chorégraphe Mourad Merzouki à qui l’on doit déjà la réussite du ballet Folia, a relevé le défi de cette partition réputée non dansable… De fait, son langage sert les rebonds de l’action, exprime l’ardeur de scènes au lyrisme souvent radical. L’esprit de la breakdance, des battles et des solos acrobatiques, viriles et testostéronés, s’acclimatent parfaitement à toutes les séquences qui évoquent le groupe des gitans, majoritairement masculins ; comme autour d’un feu de camp, assis sur des tabourets, les membres du clan imposent et nourrissent la loi de la confrontation compétitive, des défis, d’une violence familière, viscérale, organique qui répètent l’énergie sauvage d’individus qui pour vivre, doivent constamment se battre. Le contraste avec les tableaux nocturnes poétiques des lucioles et des gobelins, à l’écoute d’une nature qui se déploie mystérieuse voire envoûtante [grâce à la musique très efficace de Martin] est saisissant ; d’une façon générale, enjeu majeur du spectacle, le hip-hop montre ici qu’il sait s’enrichir d’élans, de postures en groupe et de figures collectives qui montre sa maturité acquise, un redéploiement expressif [d’ailleurs encouragé et même promu par le chorégraphe Mourad Merzouki] que suscite sa confrontation à une partition symphonique particulièrement flamboyante dont le jeu dans l’éclectisme des influences et des styles, est le fil conducteur, de surcroît parfaitement maîtrisé ; Frank Martin le suisse protestant cultive une sensibilité propre pour les folklores, l’énergie rythmique, la densité de texture, … la motricité des Stravinsky, Prokofiev, voire Chostakovitch [tous trois symphonistes de premier plan pour le genre chorégraphique]. Le tout articulé avec une intelligence du drame et de l’action, évidente. En cela, le chef Thierry Fischer, grand connaisseur de l’œuvre martinienne, déploie une énergie fédératrice, révélant plus qu’une partition oubliée, secondaire : une fresque foisonnante en climats très contrastés et en tableaux poétiques.
Le hip-hop de Mourad Merzouki
à l’épreuve de l’Orchestre de Frank Martin
Du reste même si le spectacle est la création mondiale en version orchestrale du ballet de 1936, on en connaissait déjà deux séquences [orchestrées par Martin], les deux volets du » « temps de la peur », lesquels dans le continuum dramatique, approfondissent davantage le souffle narratif et le porte vers un recul plus lyrique et poétique. Certes nous ne sommes pas confrontés au vertige tragique et spirituel du « Roméo et Juliette » de Prokofiev [composé dès 1935 / première en 1938, dont la trame est proche de « Die Blaue Blume »] mais plusieurs tableaux purement orchestraux sont ici particulièrement convaincants : le surgissement du monde de la nuit comme on a dit, surtout les séquences finales, allusivement amoureuses, bien que trop courtes (ou pas assez développées chorégraphiquement à notre goût), duo entre le Citadin battu, laissé pour mort, et la jeune gitane dite » Die Blaue Blume » / La fleur Bleue… qui donne son titre au ballet.
La force de la partition de Frank Martin tient à cet éclectisme idéalement dosé, la science des contrastes, et une disposition égale pour l’allusif et le caractère mystérieux voire énigmatique des scènes en particulier la scène finale, qui conclut le ballet dans l’ombre et une question posée en guise de fin… Ces deux êtres un temps fusionnés, probablement bercés par la magie d’un amour foudroyant, reviennent finalement à leur milieu originel, l’aube venue ; une séparation en guise de final, qui paraîtrait amère et triste si la beauté de la musique alors ne laissait supposer une autre conception dans l’acceptation du renoncement et dans la célébration d’une fusion certes fugace mais sincèrement partagée.
C’est du moins le choix de la gitane, qui rejoint à la fin le clan des gitans qui sont ses frères et son seul véritable foyer. La puissance inflexible de la tribu plus forte que l’absolu de l’amour… Au moins comparé au mythe Shakespearien, Martin de son côté a choisi, creusant davantage l’ambiguïté et la fragilité d’une rencontre suspendue ; laquelle malgré son intensité miraculeuse demeure… épisodique. Tout au moins dans le cœur de la jeune femme, semble-t-il.
Musicalement, l’engagement de l’Orchestre spécialement constitué pour l’événement, suscite l’enthousiasme : réunissant élèves musiciens de la HEM / Haute École de musique de Genève, la partition orchestrée par Nicolas Bolens, scintille de tous ses feux ; sous la baguette inspirée, analytique du chef Thierry Fischer, grand ordonnateur du cycle pour la redécouverte de Frank Martin à Genève, l’Orchestre ce soir, rugit, murmure, suggère ; avec aussi le premier violon de Pierre Fouchenneret qui réalise plusieurs solos dans la partition, particulièrement expressifs.
L’ouvrage dès son début confirme le talent du Martin conteur et narrateur, voire paysagiste inspiré, capable d’exprimer au plus juste, l’esprit comme les enjeux des pas moins de 30 tableaux… Reste qu’il est difficile de tout absorber un soir de première, et d’une seule écoute ; mais la suractivité foisonnante de l’Orchestre, cette faculté à caractériser chaque séquence, intensifiant toujours le flux dramatique de l’action, témoignent de l’ambition de Martin à réussir sur la scène chorégraphique.
La participation des jeunes danseurs du Conservatoire populaire (cursus professionnel) de musique réalisant un tableau collectif plutôt convaincant, intégré à la chorégraphie des 10 danseurs de la compagnie de Mourad Merzouki [käfig] éclaire un autre volet de la production, sa valeur pédagogique, son rôle manifeste pour la transmission, immergeant concrètement de jeunes artistes dans une production professionnelle, de surcroît artistiquement ambitieuse. Création réussie.
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La diffusion du ballet intégral et des extraits vidéo de cet événement musical et chorégraphique suivront prochainement car les caméras de la RTS étaient présentes lors de cette première mondiale.
La création s’inscrit dans un volet plus vaste [intitulé » l’Odyssée Frank Martin », qui ambitionne de jouer à terme l’intégrale des œuvres du Genevois Frank Martin, soit environ 40 concert sur 3 ans. Un temps fort sera assurément son Requiem, programmé le 21 nov prochain pour le cinquentenaire de la mort du compositeur en 1974 [Cathédrale de Genève]. Plus d’infos sur le site de l’Odyssée Frank Martin : https://odysseefrankmartin.ch/
Présentation de la création mondiale du ballet Die Bleue Blume de Frank Martin au BFM, Genève, le 19 oct 2024 : https://www.classiquenews.com/geneve-hem-frank-martin-die-blaue-blume-creation-mondiale-sam-19-oct-2024-pia-et-pino-mlakar-mourad-merzouki-thierry-fischer/
Toutes les photos © Alexandre Favez / Die Blaue Blume / Cycle l’Odyssée Frank Martin
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