COMPTE-RENDU, opéra. STRASBOURG, le 8 février 2019. LEGRENZI : La divisione del mondo. Les talens lyriques, Ch Rousset. Ressuscitée en 2000 par Thomas Hengelbrock à Schwetzingen puis à Innsbruck, cette superbe partition est enfin offerte au public français : jalon important entre Cavalli et l’opéra seria réformé, cette Divisione del mondo captive par la richesse et la qualité de ses airs et la truculence d’un livret qui décrit les dieux de l’Olympe comme des bourgeois prisonniers de l’appel impérieux du désir. Mise en scène efficace de Jetske Mijnssen avec un casting superlatif.
Sex in the (Venice) City
On avait beaucoup apprécié la lecture de Mijnssen de l’Orfeo de Rossi, malgré des coupes invraisemblables qui dénaturaient en partie l’œuvre. Ici, elles n’obèrent pas la cohérence d’un drame placé sous le signe de la dérision des dieux, traités comme une famille bourgeoise occupée à gérer tant bien que mal leurs pulsions sexuelles attisées par les charmes d’une Vénus qui sème le trouble dans un monde récemment ordonné après la victoire de l’Olympe sur les Titans. Charme suprême de l’opéra vénitien, qui souligne le contraste entre la solennité du titre et les péripéties d’une intrigue érotico-romanesque dont le public vénitien fin de siècle faisait son miel. Sur scène, devant un portrait géant de Léda et le cygne de Véronèse, clin d’œil aux métamorphoses d’un Jupiter toujours ardent, un décor plutôt « vintage » (canapé, lampes, papier peint, vêtements cols roulés très années 70, brushings impeccables, etc.), autour d’un escalier en colimaçon, symbole lointain des éléments (ciel, terre, enfer) qui dans la production originale étaient rendus à travers d’imposantes machineries, dépeint une atmosphère plus humaine, plus apte à dépeindre « les travers des dieux » terriblement humains.
La distribution réunie pour cette première française appelle tous les éloges. Le Jupiter de Carlo Allemano allie une diction impeccable à une présence scénique irrésistible, et si le style vocal subit parfois les tensions exigées par le rôle, très sollicité dans l’aigu, la performance mérite d’être soulignée : son double jeu fait merveille dans les airs où il tente de rassurer son épouse jalouse (« Bella non piangere »). Celle-ci est magnifiquement incarnée par la voix de bronze de Julie Boulianne, à la fois véhémente et bouleversante en passant d’un sentiment de dépit (« Gelosia la vol con me ») à une colère contenue (« La speranza è una sirena »). Les deux frères Pluton et Neptune, trouvent respectivement en André Morsch et Stuart Jackson, deux très belles incarnations ; acteurs sémillants et patauds à la fois, ils forment dès la scène liminaire, un couple indissoluble, prêts à succomber aux charmes de la déesse de Chypre (« Trafitta/Sconfitta »), le beau timbre barytonant de l’un répondant superbement à l’aigu ténorisant de l’autre, plus à l’aise ici et plus juste que dans sa récente prise de rôle de la nourrice dans l’Erismena de Cavalli à Aix-en-Provence. La cause de tout ce désordre, Vénus, trouve en Sophie Junker une chanteuse actrice rayonnante et émouvante, balayant toute la gamme des affects avec un naturel déconcertant jusqu’au sommet de l’œuvre que constitue le sublime lamento « Lumi, potete piangere », dans la première scène du dernier acte. Pas moins de quatre contre-ténors font également partie de la distribution, parmi lesquels émergent le timbre lumineux de Jake Arditti qui campe un Apollon tout en retenue, à la projection claire et précise, celui plus sonore et chatoyant de Christopher Lowrey, Mars plus amoureux que belliqueux (sublime duo avec Vénus au premier acte, « Chi non sa che sia gioire ») et celui plus ironique et non moins élégant de Rupert Enticknap en Mercure donneur de leçon (« Chi non ama non ha core »). Quant à Diane, tiraillée entre un Pluton volage et un Neptune qu’elle ne veut pas, elle a les beaux traits juvéniles de Soraya Mafi, voix flûtée et gracile, impeccablement tenue, qui excelle notamment dans les airs élégiaques (« Son amante, né trovo pietà »), mais sait aussi trouver des accents plus sombres également efficaces (« Ciechi abissi, eterni orrori »). Dans le rôle du patriarche Saturne, grimé en vieillard grabataire, le baryton-basse Arnaud Richard est l’une des révélations de la distribution : un timbre puissant, caverneux, une élocution magistrale et un jeu scénique époustouflant, qualités remarquables qui lui font presque ravir la vedette à tous les autres interprètes, tant sa présence illumine le plateau, flanqué de son épouse Rhéa en fauteuil roulant, muette et terriblement présente. Dans les rôles secondaires mais essentiels de Cupidon et de la Discorde, Ada Elodie Tuca et le contre-ténor Alberto Miguélez Rouco, tirent habilement leur épingle du jeu, tour à tour espiègles et menaçants (superbe air de fureur de la Discorde à la fin du I : « Ministri pallidi »).
Dans la fosse, Christophe Rousset dirige avec grâce et retenue une magnifique phalange, aux sonorités chatoyantes, toujours au service du drame, même si l’on aurait aimé plus d’imagination et de contrastes, dans le continuo notamment, pour mieux souligner la variété des formes closes (plus de 80 arias !) d’une partition qui compte parmi les chefs-d’œuvre du répertoire vénitien. À redécouvrir à Versailles en avril prochain. Puis à l’Opéra national de Lorraine, Nancy, du 20 au 27 mars 2019
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COMPTE-RENDU, opéra. STRASBOURG, Opéra National du Rhin, 8 février 2019. LEGRENZI : La divisione del mondo. Carlo Allemano (Jupiter), Stuart Jackson (Neptune), André Morsch (Pluton), Arnaud Richard (Saturne), Julie Boulianne (Junon), Sophie Junker (Vénus), Jake Arditti (Apollon), Christopher Lowrey (Mars), Soraya Mafi (Diane), Rupert Enticknap (Mercure), Ada Elodie Tuca (Amour), Alberto Miguélez Rouco (Discorde), Jetske Mijnssen (mise en scène), Herbert Murauer (décors), Julia Katharina Berndt (costumes), Bernd Purkrabek (lumières), Stéphane Fuget (Assistant à la direction musicale), Claudia Isabel Martin (Assistant à la mise en scène), Christian Longchamp (Dramaturgie), Christoph Heil (Chef des chœurs), Orchestre Les Talens lyriques, Christophe Rousset (direction). Illustrations : © Opéra national du Rhin 2019