Compte rendu, opéra. Paris. Palais Garnier, le 28 janvier 2017. Mozart : Cosi fan tutte. Philippe Jordan / Keersmaeker. Cosi fan tutte, … un opéra dansé ? Le Palais Garnier commence l’année 2017 avec une nouvelle production de l’opéra de Mozart Cosi fan tutte, signée Anne Teresa de Keersmaeker. La célèbre chorégraphe belge vivrait-elle enfin le privilège d’être une artiste convoitée par la maison nationale? Aux côtés de nombreuses entrées au répertoire du Ballet, des commandes et des créations, la nouvelle production de Cosi reflète l’apparente volonté de la Direction parisienne, en renouveau et en diversité. La première distribution que nous voyons ce soir est à moitié québécoise, 100% cosmopolite et finement dirigée par le chef Philippe Jordan, à la tête de l’Orchestre de l’opéra également. Un spectacle à la fois protéiforme et épuré, avec un je ne sais quoi d’expérimental et de minimaliste qui peut certainement toucher les amateurs de la danse contemporaine et de la musique classique. Pour les amateurs du théâtre, la tâche se révèle en peu plus complexe, comme l’opus l’est, et comme l’est la production, fluctuant entre richesse et austérité.
Mozart le plus profond,
illumine ses détracteurs…
Beaucoup d’encre a coulé et coule encore au sujet de Cosi… Des personnages célèbres du 19e siècle tels qu’un Wagner, ont décrié l’opéra. D’une frivolité textuelle insupportable pour Beethoven, un véritable crime déshonorant le génie « Allemand » de Mozart pour Wagner ; le temps paraît être enfin venu pour dévoiler la vérité (et surtout de l’accepter) : Cosi fan tutte est un hymne à la vie et à la liberté, à l’acceptation dynamique de la réalité humaine, sans pathos, le plus progressiste et sincèrement touchant des opéras de Mozart. Pour les romantiques encore très attachés à une frivolité qu’ils vivent comme profondeur, laissons la citation de De Keersmaeker, repérée dans le programme de la production, comme point d’orgue à ce sujet : « Nous sommes vraiment très loin des « héroïnes » des opéras romantiques qui deviennent folles d’amour, mettent fin à leurs jours parce que trompées ou quittées, dans un accès d’hystérie à la Lucia di Lammermoor et consorts. N’est-ce pas dans ses opéras romantiques que l’on trouve la misogynie, la vraie ? ». Vraie matière à réflexion.
La mise en scène très épurée de la chorégraphe belge paraît donc enlever les lourds fardeaux des préjugés historiques vis-à-vis de Cosi. Ni scénographie ni décors véritables, à part les marques géométriques collées par terre, des verres transparents côté cour et jardin, le plateau du Palais Garnier mis à nu dans son immensité, couvert seulement d’une peinture blanche omniprésente qui donne l’illusion d’uniformité. Les personnages de l’opéra sont doublés par des danseurs de la compagnie ROSAS. La danse est plutôt minimaliste, du De Keersmaeker comme on le connaît, et elle a la fonction de montrer par le biais des mouvements les messages subtiles cachés dans la musique. Dans ce sens toutes nos félicitations aux danseurs invités, à l’investissement quelque peu frénétique néanmoins porteur de gravité. Remarquons particulièrement les prestations des danseurs Bostjan Antoncic et Marie Goudot dans les rôles de Don Alfonso et Despina respectivement.
Sola la musica…
Des parti-pris de cette production ne laissent pas indifférents. Surtout pas au public parisien qui a sifflé le spectacle à maintes reprises. L’absence notoire de théâtre ne nous touche pas personnellement, puisque malgré tout, les moments drôles et touchants sont là, et que le public rigole et soupire avec raison de temps en temps. En ce qui nous concerne, la devise de Prima la musica, e poi le parole (« La musique d’abord, ensuite les paroles ») à laquelle De Keersmaeker dit adhérer dans le programme et dans les intentions évidentes, n’est pas complètement respectée. Attention, il ne s’agît pas là d’une adhésion littérale aux dogmes, mais à la question artistique la plus profonde qui soi. D’abord, nous regrettons les quelques coupures dans la partition, et le fait de trop faire « danser » les chanteurs, notamment à la fin du 1er acte où malheureusement le ténor, à force de courir à droite et à gauche ne réussit pas ses vocalises. Tout ceci passe presque inaperçu à côté d’un « geste » que nous avons beaucoup de mal à comprendre. Nous en ignorons la justification ; l’équipe artistique de cette nouvelle production a trouvé qu’il était bien nécessaire d’intervenir et changer l’œuvre à un moment précis, au début du 2ème acte, lors du duo des sœurs « Prendero quel brunettino ». Dorabella chante ici son choix d’amant, elle prend le brun, tandis que Fiordiligi dit qu’elle va prendre le blond. Sauf qu’ici ils ont préféré de sacrifier Mozart, la beauté parfaite et la musicalité de sa plume, pour qu’elle se plie aux volontés arbitraires de l’on ne saurait pas qui. Résultat offensif à l’ouïe : Dorabella chante « prendero quel biondino » et Fiordiligi réplique « ed intanto io col brunettino » (brunettino et biondino inversés). Ni les chanteurs, ni Philippe Jordan semblent avoir eu un problème avec ce choix incompréhensible, et à l’effet moche fort audible, qu’ils ont décidé de mettre en place, malgré la musique qui en principe devrait primer… Pour finir avec la prestation de M. Jordan à la tête de l’Orchestre de l’Opéra particulièrement coquet ce soir, surtout aux cordes, nous féliciterons les bois pour leur candeur et nous essayerons d’oublier la performance de surcroît décevante (et carrément fausse par moments) des cors.
Reste les chanteurs. La distribution rayonne de talents, heureusement. Belles voix capables et même riches en belles intentions. La fabuleuse Despina de la mezzo-soprano américaine Ginger Costa-Jackson baigne dans les applaudissements à la fin de tous ses airs pétillants et légers, comme il est d’usage, grâce à ses dons. Le Don Alfonso du baryton brésilien Paulo Szot a une voix seine et sa performance est percutante, dommage que le diamant de beauté qu’est le trio du 1er acte avec les sœurs « Soave sia il vento » ait été joué beaucoup trop rapidement par l’orchestre pour l’apprécier dans sa grandeur. Les protagonistes sont délicieux. Le Guglielmo du jeune baryton-basse Philippe Sly rayonne d’impertinence et de beau-goss’attitude, tandis que le Ferrando de Frédéric Antoun, plus sage, charme avec son bel instrument. Remarquons particulièrement l’incroyable duo du 2ème acte avec Fiordiligi: « Fra gli amplessi », l’un des moments les plus réussis de la production (l’intégration de la danse à la musique y est presque parfaite et sans séquelles évidentes). Un autre moment fort fut l’air du 2ème acte chanté par la soprano Michèle Losier en Dorabella, « E amore un ladroncello », peut-être LE moment le plus efficace et naturellement harmonieux de la mise en scène, où les Dorabella dansent et s’éclatent ensemble. Que dire sinon de la soprano Jacquelyn Wagner dans le rôle redoutable de Fiordiligi ? Bien sûr toutes ses interventions sont récompensées par le public, y compris celle de son grand rondo en mi au 2ème acte: « Per pietà », où elle se révèle Prima donna assoluta, de grande dignité et encore plus grande maîtrise et concentration, impassible et imperturbable malgré les cors concertants le plus affreusement ratés jamais écoutés in loco (!). Illustre fait divers : Beethoven, avec son petit mépris du livret, s’inspire presque trop du rondo de Fiordiligi pour le grand air de sa seule héroïne lyrique, Léonore, dans Fidelio, avec non deux mais trois cors concertants !
Une nouvelle production de Cosi fan tutte avec le plus glorieux mérite d’effort d’innovation et d’audace subtile, avec une danse contemporaine souvent musicale et d’une valeur dramaturgique, très impactante par moments. Avec très peu d’artifice et beaucoup d’émotion, la proposition est inégale mais intéressante, d’une certaine fraîcheur, le premier acte passe un peu lentement malgré les coupures, mais le 2ème, lui, est fantastiquement palpitant. Deux distributions en alternance dans cette saison. Recommandée aux amateurs de danse et de chant ! A l’affiche du Palais Garnier les 4, 7, 10, 13, 16 et 19 février 2017.
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Compte rendu, opéra. Paris. Palais Garnier, le 28 janvier 2017. Mozart : Cosi fan tutte. Jacequelyn Wagner, Michèle Losier, Philippe Sly… Danseurs de la compagnie ROSAS. Choeurs et Orchestre de l’Opéra de Paris. José Luis Basso, chef des choeurs. Philippe Jordan, direction musicale. Anne Teresa de Keersmaeker, chorégraphie et mise en scène.