Depuis son apparition à Amsterdam en 1975, le petit opéra de Viktor Ullmann n’a cessé de poser le cas – et le cas de conscience, obsédant, de cette « musique des camps » sur laquelle la mort plane constamment comme un épée de Damoclès : Theresienstadt en l’occurrence, antichambre d’Auschwitz, où les artistes juifs trouvaient l’opportunité macabre d’une activité créatrice qu’ils n’avaient pas connue antérieurement.
Il est impossible d’oublier la force prégnante de ce contexte en écoutant cette modeste et délicate partition, que l’auteur n’a pu même voir représenter avant sa mort, gazé par les nazis qu’il fut en 1944. Pour autant, le tragique des circonstances ne doit pas non plus commander seul notre jugement : composite, et de portée malgré tout limitée, l’œuvre d’Ullmann n’est pas non plus le chef d’œuvre inconnu de la période. Si l’on tente une écoute objective, il en ressort d’abord – qui s’en étonnera ? -, les deux beaux airs confiés à la Mort et le très émouvant final, citant Bach, qui suffiraient à indiquer la véritable ascendance d’Ullmann : le Schoenberg du Pierrot lunaire (pour la subtilité et le raffinement de l’orchestration, et la présence, précisément, d‘un Pierrot plutôt grinçant et amer). et Berg surtout – dès l’annonce initiale faite par un Mr Loyal / Haut-parleur directement issu du prologue de Lulu. Malgré les aspects satiriques et quelques faux moments d’éclaircie, l’ensemble, très dépouillé, laisse en effet une impression de douleur, de profonde tristesse, de désenchantement, en partie résolue par la prière finale, qui marque un ultime renoncement.
Avec ses personnages abstraits, esquissés à grand traits, la très courte durée de l’action de son acte unique (une petite heure) et la quasi-inexistence de l’action, l’œuvre paraît ainsi très problématique à la scène. C’était sans compter sur le travail intelligent et minutieusement élaboré, sophistiqué même, mais sans inutile gratuité, de Benoît Lambert, qui signe là sa première réalisation lyrique, et propose une transposition onirique du livret de Petr Kien. Egalement attentive à la lettre du texte, la production finit par trouver une sorte d’équivalent plausible à un livret désespérément révolté et désordonnément lyrique, avec lequel la musique paraît parfois avoir elle-même quelque mal à s’accorder.
Pour assurer plus qu’un succès d’estime à une entreprise aussi problématique, cette production confirme que l’idée que la brièveté et la modestie apparente de l’ouvrage exige en fait une équipe vocale de toute première force. Sans jamais démériter, et avec par ailleurs de beaux talents de comédiens, les solistes de l’Académie de l’Opéra de Dijon doivent affronter – avec un soutien orchestral minimal – des tessitures particulièrement tendues. Dans le rôle clé de l’Empereur, à qui revient la plus belle part dans son discours final, le très méritoire baryton allemand Christian Backhaus possède tout à fait la stature mythique du rôle. Incarnant le personnage de La Mort, Conrad Schmitz y fait valoir une superbe voix de basse, parvenant sans peine à donner toute leur portée à ses deux belles tirades. La vibrante Jeune fille d’Yvonne Prentki et le très investi Soldat de Benjamin Alunni forment un parfait couple d’amoureux. L’Arlequin d’Antoine Chenuet retient l’attention par une voix brillante et mordante à souhait. La basse londonienne Jonathan Sells, dans le rôle du Haut-parleur, se montre d’autant plus convaincant que sa partie est également particulièrement périlleuse. Tout aussi exposé, enfin, le Tambour de la mezzo allemande Simone Eisele qui rencontre quelques limites dans le registre grave.
A la tête de quinze solistes tchèques rompus à ce répertoire (et particulièrement attentifs), le chef hongro-britannique Mihaly Menealos Zeke privilégie l’élégie et le cri de la souffrance, laissant dans une ombre un peu incertaine l’explosion paradoxale des bouffées de songs effrénés. Un spectacle dont on sort chamboulé…
Compte-rendu, Opéra. Dijon, Grand-Théâtre, le 12 mars 2015. Viktor Ullmann : Der Kaiser von Atlantis. Christian Backhaus, Jonathan Sells, Conrad Schmitz, Simone Eisele, Antoine Chenuet, Benjamin Alunni, Yvonne Prentki. Benoït Lambert, mise en scène. Mihaly Menelaos Zeke, direction.
Illustrations : © Gilles Abegg / Opéra de Dijon.