jeudi 28 mars 2024

COMPTE-RENDU, critique, piano. PARIS, le 29 oct 2019. Daniil TRIFONOV : Scriabine, Beethoven…

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COMPTE RENDU, CRITIQUE, RÉCITAL DANIIL TRIFONOV,  piano, Philharmonie de Paris, 29 octobre 2019. Scriabine, Beethoven, Borodine, Prokofiev. Les récitals de Daniil Trifonov sont des promesses d’aventures à ne pas manquer. Cet artiste unique, ce musicien rare et authentique n’est jamais à court d’inspiration ni d’audaces. Personnalité haute en couleurs, il va au bout de sa pensée, de ses intuitions, de sa liberté, allant parfois jusqu’à prendre des risques, pour nous insensés. C’était le cas le 29 octobre, dans une salle Pierre Boulez pleine à craquer, le public investissant également la scène, en hémicycle autour du piano.

 

 

 

DANIIL TRIFONOV: DE L’IMMATÉRIEL À L’EXTASE

 

 

 

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TRIFONOV a construit un programme captivant à dominante russe: Scriabine, Beethoven, Borodine et Prokofiev (cherchez l’erreur!). S’il n’y avait eu l’entracte, pause qui semblait davantage destinée au public, l’eût-il probablement enchaîné d’un seul trait sans sourciller, ce qu’il fit dans la première partie. Scriabine pour commencer, avec une succession de ces pièces que sont les études, les poèmes, et enfin une de ses dix sonates en un seul mouvement – la neuvième – dont il extrait la substance concentrée dans un investissement expressif extrême. C’est un monde d’atmosphères et de couleurs qui nait de son toucher incomparable. La première étude opus 2 n°1 s’abandonne dans sa douce et grise mélancolie sans verser dans l’impudique affectation. Dans les deux poèmes opus 32, le pianiste oppose les harmonies rêveuses du premier, murmuré mais délicatement timbré et chanté, aux sons arrachés du second, excessif, déchiré. Il en va de même dans les huit études opus 42: la première (presto) vole, insaisissable, sous un toucher d’une finesse que l’artiste est le seul à pouvoir imaginer, et qui caractérise aussi la troisième (prestissimo), où il laisse doucement percer un chant derrière l’impalpable vélocité des trilles et ses harmonies atypiques. Le pianiste nous fait entrer dans l’intimité de la seconde et de la quatrième chantant tendrement sur les notes fondues de sa main gauche. La cinquième (affanato) a contrario est emportée dans un tempo hallucinant et nous met à la lisière d’un précipice. C’est le cas de beaucoup des mouvements rapides qu’il interprète, s’évadant parfois de la pulsation de façon déconcertante pour l’auditeur, mais ne serait-ce pas délibéré? Son intention n’est-elle pas justement de faire vaciller l’équilibre en gommant (parfois exagérément?) l’assise rythmique, et nous sortir de notre confort d’écoute? Car à tendre l’oreille, on acquiert tout de même cette certitude que rien n’est savonné, mais bien sous contrôle, dans une sureté technique à toute épreuve. Déconcertant aussi cet enchaînement sans la moindre respiration, le souffle à peine suspendu, de la Sonate n°9 de Scriabine, dite « la Messe noire » avec celle n° 31 opus 110 de Beethoven, qui provoque dans le public une ébauche d’applaudissements vite étouffée. Ici encore pas d’ennui possible. Trifonov en exacerbe les contrastes, nous fait frissonner de ses fantomatiques angoisses, comme de ses moments extatiques poussés à leurs sommets. L’avant dernière sonate de Beethoven sort d’emblée de ce que l’on attendrait stylistiquement et musicalement. Le premier mouvement est joué assez rapide, aérien, céleste même, et limpide, dans une forme de continuité avec Scriabine! L’allegro molto a l’allure d’un scherzo d’une grande modernité d’approche, où le rythme et les plans sont mis en valeur. L’adagio, très lent, déploie un chant très conduit et d’une grande hauteur d’esprit. La fugue part de très loin, très lente au départ, mais la clarté de ses voix servie par une pédale d’une précision horlogère et des basses d’une belle densité ne laisse à aucun moment retomber l’attention, jusque dans l’emballement surprenant de la fin.

Trifonov offre un préambule en seconde partie: trois pièces extraites de la Petite suite de Borodine (Au couvent, Intermezzo, et Sérénade). Il y déploie tout un art de la suggestion et des couleurs, et si son piano chante, il ne sur-valorise jamais la mélodie, privilégiant le climat et la rêverie propres à chacune. Vient enfin la sonate n°8 opus 84 de Prokofiev. De cette « sonate de guerre », le pianiste nous livre une interprétation foudroyante, paroxystique, par la hardiesse des tempi, la multitude des idées musicales, et surtout par une vision radicale et âpre de son univers par endroits violent et ténébreux – il n’hésite pas à marteler le clavier – qui tourne au mirage dans l’andante sognando troublant de charme. Le final est mené à un train d’enfer, ne laissant aucun répit, à deux doigts de saturer notre capacité auditive à absorber une telle avalanche de notes. C’est une prouesse par laquelle le pianiste scotche définitivement son auditoire, qui réagit par un déluge d’applaudissements. Les bis seront russes aussi, avec cette fois Rachmaninov: une Vocalise (opus 34 n°14) décantée, suivie des Cloches, celles du Baptême, brillantes de mille feux, dans une transcription fort réussie du pianiste.

Ce soir encore, Daniil Trifonov nous aura captivés, éblouis, étonnés. Il aura tenu notre écoute en éveil permanent, ne lui laissant la possibilité de « décrocher » à aucun moment. On aura pu tiquer sur tel ou tel mouvement, ou œuvre, cela en toute subjectivité, il n’en reste pas moins que ce pianiste est incontestablement un grand artiste qui a le courage de ses idées et de ses choix, et met son talent et ses moyens hors du commun au service d’une intégrité et d’une profondeur de pensée qui ne souffrent aucun doute, et d’une sensibilité à fleur d’âme.

 

 
 

 

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COMPTE-RENDU CRITIQUE RÉCITAL DANIIL TRIFONOV,  piano, Philharmonie de Paris, 29 octobre 2019. Scriabine, Beethoven, Borodine, Prokofiev.

 

 

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