Deux soirées à Rio de Janeiro au Brésil ont pu faire entendre aux Cariocas, venus en nombre dans la salle Cecilia de Meireles dans le centre ville, l’éclectisme élégantissime du napolitain Sachini. ll est le champion du théâtre lyrique: invité à grands frais sous le règne de Louis XVI et Marie-Antoinette, Sacchini réadapte l’ancien livret mis en musique par Lully mais dans un style plus direct et nerveux propre au classicisme préromantique des années 1780.
Parfait représentant de cet éclectisme européen qui a cours en France sous le règne de Marie Antoinette, ce Renaud créé en 1783, illustre bien l’âge d’or des arts du spectacle quelques années avant la Révolution. Pour plaire aux parisiens, le Napolitain recycle plusieurs ouvrages qu’il avait précédemment composé pour Londres. La partition est resserrée de 5 à 3 actes. La vision est originale parfois puissante : très soucieuse de vraisemblance psychologique évidemment à l’endroit d’Armide dont la figure s’avère effectivement saisissante lors des deux soirées brésiliennes. A ses côtés son père Hidraot ne manque pas non plus de profondeur dans une tendresse héroïque et paternelle qu’on a peu montré à l’opéra jusque là.
Bruno Procopio explore et révèle les vertiges d’Armide de l’opéra ‘ Renaud » (1783)
Sacchini sous les tropiques
A Rio, salle Cecilia de Meireles, l’excellent Bruno Procopio dirige l’OSB, Orchestre Symphonique du Brésil et fait étinceler la lyre dramatique de l’éléquent et si raffiné Sacchini sous les tropiques…
Pour le reste, les personnages de Renaud ou de la reine des amazones Antiope sont plutôt rapidement esquissés : des types, non des individus. Les deux fonctionnent en faire valoir d’Armide : le premier ne cesse d’exalter sa tendresse et sa nature de guerrier épris, amoureux ; la seconde à l’inverse incarne l’ordre de haine guerrière, exhorte à la représentation de la combattante qui s’inscrit contre les hommes. La vocalise de son air unique exprime cette nature furieuse. Quel ordre la belle Armide choisira t elle ?Dans la sphère des grandes figures tragiques léguées par l’esprit des Lumières en France, Armide incarne ici une figure féminine passionnante à laquelle ont aussi contribué d’une certaine manière Jean Chrétien Bach (Amadis), Vogel (La toison d’or), Gretry (Andromaque)… un profil nouveau de femme particulièrement riche et contradictoire dont les sentiments émergeants et nouveaux confirment l’inflexion nouvelle, celle du romantisme. Le passage apporte ses fruits emblématiques : ceux de la sensibilité palpitante et même frénétique au lieu de la passion baroque; ceux du fantastique spectaculaire plutôt que du merveilleux.
Voilà qui prépare évidement à l’accomplissement du cycle : Médée de Cherubini (1797 ), elle-même préfigurant aux grandes héroïnes romantiques du XIX ème. Il serait passionnant de reconstruire ce profil poétique dans un récital discographique intitulé : « héroïnes tragiques à l’époque des lumières », programme presque réalisé par Véronique Gens mais avec une incarnation plus charnelle et puissante sans rien sacrifier de la clarté linguistique. Cela semble désormais possible grâce au talent inouï de l’interprète écoutée et découverte à Rio les 21 et 22 mars derniers.
La mezzo soprano brésilienne Luisa Francesconi trouve le ton juste
une Armide amoureuse irrésistible
Chaque apparition d’Armide précise davantage l’âme d’une amoureuse impuissante saisie par le charme de Renaud. Elle tente bien de se défaire de cet envoûtement des sens en suscitant les furies infernales, mais rien n’y fait et la guerrière rend les armes face au pouvoir de l’amour. C’est bien l’enjeu de l’acte II, le plus passionnant qui exige de l’interprète une souplesse et une intensité de jeu qui doit aussi s’appuyer sur une technicité vocale remarquable. La mezzo brésilienne Luisa Francesconi réunit toutes les qualités pour réussir les défis et les enjeux d’Armide. Le velours cuivré de son timbre, son médium charnu, ses aigus remarquablement couverts et placés, l’articulation donc l’intelligibilité, surtout le jeu très économe produisent une héroïne de bout en bout captivante dont l’air inoubliable « Barbare amour », sont les jalons d’une interprétation superlative. La cantatrice qui chante Carmen et aussi Charlotte de Werther de Massenet, offre lors des deux soirées une leçon d’intelligence vocale et de grande sensibilité théâtrale. Intensité contenue qui contraste d’autant mieux avec l’agilité plus décorative des autres personnages. On est loin du livret originel de Quinault pour Lully où l’enchanteresse savait envoûter sans sincèrement l’infléchir le beau Renaud : la magicienne, dépendante de ses propres sortilèges, ne savait plus retenir sa haine destructrice quand Renaud fut libérer de l’envoûtement. Chez Sacchini, le goût ayant changé, c’est une Armide tempérée et amoureuse comblée, qui conclue l’opéra.
Saluons particulièrement le travail du chef Bruno Procopio qui fidèle à ses précédentes réalisations dans le Nouveau Monde, perfectionne encore ses remarquables aptitudes dans l’interprétation des oeuvres baroques et rares, ce avec d’autant plus d’audace et de sens des défis qu’il dirige l’orchestre Symphonique du Brésil (OSB) : c’est à dire une phalange sur …instruments modernes. Or le feu constant, la souplesse et la nervosité du geste apportent d’indiscutables résultats dans la tenue des choeurs, le souci des récitatifs, la noblesse grave ou nostalgique des nombreux ballets qui sont tous d’un style gluckiste maîtrisé. De la succession des airs, du savant jeu des contrastes naît un sens indiscutable de l’architecture rendant mieux perceptible la structuration de l’action en atmosphères, toutes dépendantes de l’esprit oscillant d’une Armide déchirée, indécise, toujours foudroyée : pour preuve la scène du front de guerre qui ouvre le III où à l’apparition de la combattante alors en proie aux doutes et aux vertiges les plus effrayants, répond le chant frénétique et convulsif de l’orchestre qui décrit un paysage dévasté, celui de la défaite encore fumante de son propre camp.
Après avoir dirigé ici même – à quelques mètres de là : au Teatro Municipal, superbe opéra de Rio, le si subtil Oro no compra amore de 1806 (encore une histoire amoureuse) du génie local Marcos Portugal dont il avait su exprimer la vitalité rossinienne, le chef plus inspiré que jamais, affirme deux années plus tard sur le fil des mêmes risques assumés, une maestrià stimulante ; comédie légère puis drame heroico sentimental : tout lui va. La tragédie lyrique de Sacchini ne pouvait trouver meilleur ambassadeur : le public y a ovationné et la cantatrice pour sa flamme profonde et subtile, et le chef au charisme irrésistible. Qui aurait imaginé tel accomplissement sous les tropiques? Existerait il une passion française au Brésil? En particulier pour l’opéra des Lumières? A voir le public des deux soirées, sans omettre la curiosité comme l’envie d’apprendre et d’en découdre, partagée par tous les chanteurs locaux réunis pour la production, il n’y a plus aucun doute.