Compte-rendu, critique, concert. MONTE-CARLO, le 23 mars 2019. Printemps des Arts de Monaco 2019. BRAHMS: Bianconi / Nesterowicz Un seul concert au Printemps des Arts de Monte-Carlo suffit à donner un aperçu de la singularité de ce festival, auquel son directeur artistique Marc Monnet a su imposer sa patte, originale et reconnaissable entre toutes. Comme un bon cuisinier qui cache ses secrets au cœur de ses recettes tout en détaillant les ingrédients sur le menu, il concocte sa programmation avec une science qui lui appartient, dans des mariages hardis, inattendus ; concilie ce qui apparaît au demeurant inconciliable, instille, et même bien davantage, la musique contemporaine dans des programmes où les chocs esthétiques ne sont pas exclus. L’œuvre inclassable du compositeur Mauricio Kagel constitue le fil rouge de cette édition. Alexandros Markeas (né en 1965), et Yann Robin (né en 1974) y sont également à l’honneur. Le 23 mars, un copieux concert attendait son auditoire, avec, tenez-vous bien, les deux concertos pour piano de Brahms, entre autres…
La soirée commence avec Tango Alemán de Kagel en mise en bouche. Tango revisité, dépouillé de ses robes fendues à dos nu, de ses costumes croisés, tango dont il ne garde que l’essence. Même le langage est gommé. Intelligible seulement par ses inflexions expressives exacerbées, la chanteuse Marie Soubestre force le pathos, clame le déchirement et la déception sans retenue, sur fond de piano (Maroussia Gentet), de violon (Constance Ronzatti) et d’accordéon (Jean-Étienne Sotty). Le moment, plus vrai que nature, est poignant.
Vient ensuite le plat de résistance. Quel programme ! Chaque concerto est introduit par une ouverture de Mendelssohn (Athalie opus 74, Ruy Blas opus 95) . Aimez-vous Brahms… « Aimez-vous Mendelssohn, c’est long », avait répondu Françoise Sagan au journaliste qui l’interviewait. Et pourtant c’est bien la question que l’on devrait se poser dans une telle juxtaposition. Effectivement et comparativement, malgré l’écriture impeccable, l’orchestration symphonique magistrale, la richesse des idées mélodiques, l’interprétation précise et hautement expressive de l’orchestre et de son chef, les pièces du précoce compositeur paraissent tellement conventionnelles aux côtés de ces monuments, que l’on pourrait y voir des longueurs inutiles au programme! En fait, elles furent une respiration légère et appréciée avant la plongée dans le grand fleuve brahmsien.
2 Concertos de Brahms à Monte-Carlo
Le jeu vaillant et robuste de Philippe Bianconi
Un réel défi que de jouer ces deux concertos en une soirée! Composés à plus de 20 ans d’intervalle, alors que le premier concerto pour piano en ré mineur opus 15 de Brahms, est son premier grand pas dans l’écriture symphonique, quoique de forme au bout du compte conventionnelle, le second, en si bémol majeur opus 83, composé après sa seconde symphonie, épouse délibérément, en particulier avec ses quatre mouvements, la forme et la texture symphoniques. C’est cette dimension que constamment le pianiste Philippe Bianconi et Michal Nesterowicz à la baguette, vont insuffler à ces deux œuvres ce soir-là. Dimension par l’ampleur donnée, le tissu orchestral densifié et magnifié, et le jeu robuste et vaillant de Philippe Bianconi, qui ne se relâche jamais, et fait corps avec l’orchestre. Le paradoxe de ces œuvres, qui réside dans leur monumentalité symphonique et leur appartenance chambriste de par l’écriture, est bien le nœud de leur difficulté, que le chef et le soliste, dans une entente parfaite, n’ont aucun mal à résoudre. Dans le premier concerto, l’orchestre donne le ton dès sa longue introduction; Philippe Bianconi en rejoint les abords escarpés et les accents véhéments, dans une intensité expressive immédiate et fiévreuse, qu’il soutiendra tout au fil du premier mouvement. C’est prenant d’un bout à l’autre. Dans un engagement physique manifeste, il n’est pas dans la tentation de l’effet monumental: se joue à chaque instant quelque chose de profondément humain, vrai et ressenti. La puissance vient de cette force intérieure, celle sous-tendue par la révolte contenue dans les pages de Brahms, cette révolte sublimée par le chant éperdu de son piano. Dans les passages les plus enflammés, son jeu se fait saillant, mais jamais dur ni anguleux, encore moins métallique; il va au bout, au taquet de ce qui est exprimable, toujours dans la plénitude du son. Et quelle beauté que l’adagio! Quelle magnifique écoute entre le chef et le soliste, chantant sa consolation d’une même voix! Le pianiste y coule ses grands arpèges au creux de la vague orchestrale, dans un parfait fondu, sous l’aigu des bois. Quel baume, quelle caresse de l’âme aussi, que ses impalpables pianissimi, qu’il fait émerger des graves des cordes, pour conclure dans ce long trille dont il fait jaillir miraculeusement la lumière au fil de son ascension! Enfin, la volonté et une vigoureuse passion animent le rondo final, jusqu’à son apothéose majeure, dans le son éclatant de l’orchestre.
Le second concerto est d’une autre étoffe: vaste, il ouvre sur de grands espaces, le propos sans cesse renouvelé dans les successions de ses paysages variés. Le piano de Philippe Bianconi s’enchâsse dans le tissu orchestral, sous les sons mystérieux et romantiques des cors, s’en échappe pour de vigoureux solos, avant de reprendre sa place en simple instrument d’orchestre, auprès des vents et des cordes. Souvent le torse tourné légèrement vers le fond de la scène, le pianiste ne lâche pas du regard les flûtes, les vents, comme s’il était de leur pupitre, collant à leurs traits et trilles. Dans une symbiose parfaite, il ouvre, avec le soutien infaillible de l’orchestre, toutes les perspectives que l’œuvre recèle, leur donne leur ampleur, sachant combiner rudesse et lyrisme, rêverie et accents triomphaux (Allegro non troppo, et allegro appassionato). Le beau lied du violoncelle qui introduit l’Andante est toujours un moment attendu de ce concerto. La violoncelliste l’énonce avec une suavité infinie, auquel le pianiste répond par des sonorités quasi nocturnes. Des minutes de grâce ineffable, en particulier dans ce temps suspendu, avec sous le murmure de la clarinette, les sonorités du piano en apesanteur, fondantes de douceur! Le chef et le pianiste soudent enfin leur complicité dans la fluidité et la joie rayonnante de l’Allegretto grazioso final, empreint d’une vitalité vivifiante d’optimisme et de légèreté.
S’il fallut au pianiste une préparation de coureur de fond pour « tenir » ces deux concertos dans la foulée, on peut affirmer que toute efficace qu’elle fut, Philippe Bianconi avait d’ores et déjà la ressource pour relever un tel défi. On retient de cette soirée un formidable moment porté haut par le souffle d’un orchestre dirigé de haute volée, et un pianiste au sommet de son art et de ses moyens.
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Compte-rendu critique concert, Philippe Bianconi, piano, et l’Orchestre Philharmonique de Monte-Carlo, direction Michal Nesterowicz, Festival Printemps des Arts, Auditorium Rainier III, Monte-Carlo, 23 mars 2019, Mendelssohn-Brahms. Illustrations : Philippe Bianconi © Bernard Martinez / Michal Nesterowicz, © Lukasz Rajchert