L’ADN des Arts Florissants. Dans un programme qui correspond à l’ADN des Arts Florissants, William Christie, inégalable, irremplaçable chez Rameau et dans le genre du Grand Motet français (car c’est lui qui en a proposé en pionnier défricheur les enregistrements les plus exaltants à ce jour), offre ici un remarquable concert sous la voûte de la Chapelle royale de Versailles. Le décor pierre et or du vaisseau architectural, dernier chantier du château de Louis XIV, s’accorde idéalement aux oeuvres aussi spectaculaires et virtuoses que raffinées et intérieures, signées Rameau et Mondonville. Le premier Dijonais, le second Narbonnais permettent au XVIIIè, l’essor inouï du genre, créé et enrichi au XVIIè comme l’équivalent français de la cantate germanique : mais avec Rameau, la forme saisit par sa démesure, son élégance, sa majesté, sa poésie exubérante, d’une justesse poétique inégalée qui montre, avant son premier opéra de 1733 (le fabuleusement scandaleux Hippolyte et Aricie), sa maturité musicale, déjà prête pour traiter et réformer l’opéra. De son côté, Mondonville, son cadet (né en 1711 quand Rameau est né en 1683), a été révélé par William Christie en un disque légendaire (enregistré en 1997) qui fut décisif pour l’estimation juste du compositeur et qui déjà regroupait ses 3 Grands Motets. De fait, alterner les deux compositeurs, montrent les secrets de leur réussite toujours vivace (cf les applaudissements et l’enthousiasme du public à la fin du concert) : flamboyance de la forme, extrême raffinement de l’orchestration, noblesse et humanité des mélodies, sans omettre un dramatisme théâtral dans l’illustration des images narratives imposées par le texte de l’Ancien Testament ainsi mis en musique. Ici, aux images des textes convoquant le miracle et le surnaturel divin répond une musique idéalement inspirée.
L’opéra à l’église. Entre spectaculaire surnaturel et audace stylistique, l’exemple le plus significatif en serait dans In exitu Israel (Psaume 113, 1753 de Mondonvile), l’épisode flamboyant de la fuite de la mer et de la remontée des eaux du Jourdain : une séquence qui convoque tous les effets de l’opéra à l’église et exprime au plus près le spectacle impressionnant des phénomènes surnaturels décrits par la Bible, eux-mêmes signes de la volonté divine : Mondonville s’y distingue nettement par son imagination fertile, intensément dramatique, portée par l’éloquence foisonnante de l’orchestre et surtout la parole exacerbée, agissante du choeur dont William Christie favorise en maître absolu de ce répertoire, la fluidité mordante, l’engagement bondissant et dansant qui font du grand Motet, son immense succès au Concert Spirituel (dont Mondonville était le chef d’orchestre). La houle chorale convoque des effets qui pourraient être ceux d’une tempête ou d’un tonnerre à l’opéra : le déchaînement des éléments marins et fluviaux du Psaume 113 (moins de 3 mn de suractivité chorale inédite), sont d’ailleurs préfigurés dès le Motet de Mondonville que jouent précédemment Les Arts Florissants (Elevaverunt flumina du Dominus Regnavit). L’exultation collective accordée à un remarquable souci du verbe, son intelligibilité comme sa couleur et son caractère, laisse le public littéralement … sans voix. Et quand succède aux accents choraux, le suave larghetto en rondeau pour haute-contre : « Montes exultaverunt », d’une grâce aussi élégante que naturelle, la sincérité élégantissime qu’y affirme Cyril Auvity, rappelle combien ici, alliance idéalement réalisée, on verse constamment entre dramatisme épique et prière individuelle. D’autant que dans cet épisode pour voix soliste, les images du texte ne manquent non plus d’intensité ni d’invention visuelle (« les monts sautèrent comme des béliers »)…
Rameau superlatif. Même affinité superlative avec les deux Grands Motets de Rameau (Quam délecta puis In convertendo) : si Mondonville bénéficie de la voie déjà ouverte par son aîné, Jean-Philippe, de la génération précédente, réinvente déjà tout un vocabulaire dont on a toujours pas bien mesuré la modernité, l’insolente audace, le clair esprit d’expérimentation formelle… comme Monteverdi en 1611 quant il concevait le vaste laboratoire musical et sacré, et lui aussi si théâtral des Vêpres de la Vierge. Rameau n’est pas encore célèbre et n’a pas écrit d’opéras mais comme organiste de nombreuses paroisses (Dijon, Clermont, Saint-Etienne, Lyon), il a l’occasion de faire valoir sous la voûte, sa prodigieuse inventivité et un tempérament déjà taillé pour le théâtre.
L’argument de ce soir outre le très haut degré d’implication partagée par tous les interprètes, demeure la collaboration des jeunes chanteurs lauréats des dernières promotions du Jardin des voix : preuve éloquente que « Bill » (qui a toujours eu une longueur d’avance) a eu raison de défendre à Caen un projet unique en France : assurer la relève du chant baroque français où aux côtés de la beauté du timbre, ne comptent que deux éléments essentiels : intelligibilité linguistique, souplesse vocale. Ici rayonnent en particulier deux voix ardentes, juvéniles, d’une intensité miraculeuse (et si bien employée tout au long du programme) : le soprano angélique, comme touché par la grâce de l’écossaise Rachel Redmond (irrésistible dès le premier verset de Quam dilecta tabernacula tua… comme dans l’accomplissement du Testimonia tua du Domine Regnavit de Mondonville), et la jeune basse française, Cyril Costanzo (lequel fait aussi toute la réussite du dernier cd des Arts Florissants intitulé Le Jardin de Monsieur Rameau, aux côtés de sa consoeur mezzo, absente ce soir, mais aussi révélation du disque : Emilie Renard. Le cd Le Jardin de monsieur Rameau est CLIC de classiquenews). La franchise du timbre (Domine Deus virtutum exaudi… du même Quam dilecta ; puis Magnificavit Dominus agere nobiscum… le Seigneur nous a glorifiés…), l’élégance naturelle du style, la volonté de s’exprimer vers le public, comme la complicité (In convertendo : Trio vocal du Qui seminant in lacrimis…), et le plaisir du chanter ensemble, sont exemplaires et hautement délectables. Ces deux tempéraments à suivre, incarnent l’esprit de famille et cette excellence qui constituent aujourd’hui, comme depuis toujours, l’identité artistique des Arts Flo.
D’une présence habitée, chantant tous les textes avec ses musiciens et chanteurs, Bill renouvelle le miracle de ses disques pourtant antérieurs de plus de 10 ans… Mais le Maestro défend aussi un Mondonville d’une majesté finement caractérisée : qui saisit immédiatement par la puissance très incarnée du choeur dont il obtient toutes les nuances expressives requises, ciselant l’articulation du texte au souffle impérieux comme l’intériorité du mystère qui semble s’incarner dans le chant (trio masculin d’Etenim firmavit orbem terrae… « Car il a affermi le vaste corps de la terre »…).
Connaisseur depuis des années de cette esthétique, entre opéra et intense ferveur, Bill se révèle d’une absolue sincérité : articulant et ciselant la complexe architecture des Grands Motets, soulignant aussi tout ce qu’ils ont en commun. Rameau y laisse les traits désormais inestimables de son jeune génie musical ; Mondonville parfois plus séducteur et donc plus démonstratif sait poursuivre le brio du Maître, dans la noblesse et la sincérité.
Pour conclure une soirée mémorable, le chef fondateur des Arts Florissants joue un extrait de Castor et Pollux puis Tendre amour des Indes Galantes (par l’orchestre et le choeur) de Rameau : dernier geste nourri d’une exquise tendresse et qui rappelle la clé de ce concert entre majesté et sincérité : l’amour triomphant. Ce que réalise William Christie qui conquis par l’enthousiasme du public, lui adresse, bouquet en mains, un baiser imprévu, fraternel. Les concerts à la Chapelle royale de Versailles sont parfois des expériences inoubliables. De toute évidence, celui ci en fait partie.
Versailles. Chapelle royale, le 7 octobre 2014. Rameau, Mondonville : Grands Motets. Solistes, choeur et orchestre des Arts Florissants. William Christie, direction.