COMPTE RENDU, concert. LILLE, ONL, Nouveau Siècle, le 28 février 2019. MAHLER : Symphonie n°2 « Résurrection ». Orchestre National de Lille. Alexandre Bloch. La première Symphonie Titan marquait déjà l’ampleur d’une écriture très inspirée. Premier essai, premier coup de génie (1). Dans la 2è Symphonie, l’architecture s’élève encore : du tumulte initial, l’énergie gravit peu à peu la montagne, jusqu’à édifier une cathédrale… spirituelle et mystique. Alexandre Bloch nous conduit dans ce cheminement qui fait de la Symphonie n°2 une symphonie de compassion, de délivrance, une formidable machine cathartique et salvatrice.
Le premier mouvement marque d’emblée l’échelle du cadre symphonique : colossale voire abyssale. Le souffle, la dimension n’ont jamais été à ce point aussi grandioses, – les contrastes enchaînés, aussi vertigineux… dans la pensée, autant que dans les nouvelles sonorités et trouvailles esthétiques requises pour en exprimer l’énergie. Au début, le chant âpre des contrebasses mène la danse (comme le début de la Walkyrie de Wagner en une sorte de chevauchée nocturne, ivre, panique), puis c’est la prière des hautbois à l’élégance toute racée ; ainsi s’affirme le balancement jamais résolu entre désarroi dépressif et viscérale espérance d’un Mahler accablé par le destin. Les cuivres clament cette prise de conscience supérieure qui se fait onctueuse douceur aux cordes, clarinettes et cors.
Alexandre Bloch fait surgir comme un matrice bouillonnante le mouvement des forces contraires et pourtant concomitantes, avec une franchise de ton et la volonté d’en découdre après avoir exposé toutes les cartes d’un jeu trouble à son début. Fureur contre l’adversité, impuissance face aux éléments contraires et dépression profonde (marche des harpes), et pourtant, toujours, indéfectible foi… Tout est là, à la fois d’une clarté lugubre et d’une tendresse terrorisée mais tenace. C’est d’ailleurs cette résistance coûte que coûte, et cette opiniâtreté qui cimentent toute la construction comme elle inspire la formidable énergie du chef.
Alexandre Bloch et l’Orchestre National de Lille réalisent la prodigieuse métamorphose à l’œuvre dans la 2è Symphonie de Mahler…
SAUVAGERIE, COMPASSION, RESURRECTION
Critiqué vertement par son modèle, Hans von Bulow (le créateur de Tristan) et grand défenseur alors de Richard Strauss, Mahler qui lui avait fait écouté l’esquisse de la 2è (en son premier mouvement dénommé Totenfeier, « fête des morts », mouvement indépendant achevé dès 1888), ne se laisse pas décourager. Bien au contraire. Chevillé au corps, l’exercice de composition est une nécessité vitale.
Ce combat pour s’affirmer, cette clairvoyance pleinement assumée se précisent dans la magma de la 2è, dès son premier mouvement initial (Allegro maestoso), véritable cathédrale sonore où s’affrontent toutes les forces en présence, apparentes puissances contradictoires, en fait pilier d’un monde symphonique nouveau où Mahler dans les faits, fusionne et Wagner, et Bruckner, et toutes les narrations symphoniques connues jusque là, organisant peu à peu le chaos du début, récapitulant, architecturant son grand œuvre en devenir… afin d’éclairer l’orchestre par sa propre voix.
C’est dans ce bain primordial, cet élan en structuration que nous convie Alexandre Bloch, exploitant toutes les riches alliances de timbres, les frottements de sonorités d’une page blanche, dont l’essence est expérimentale. Le chef aime piloter les instrumentistes jusque dans leurs retranchements sonores ultimes : caresses des cordes, à l’ivresse éperdue dont les cors amoureux se font l’écho…
La palette est infinie et suscite bien des climats contrastés, dont l’apparente insouciance (tapisserie miroitante de l’harmonie des vents et des bois) n’écarte jamais un soubresaut d’angoisse sourde, souterraine (carillon des harpes). Ici règnent l’abandon espéré et le sentiment d’une terreur présente, profonde, non encore clairement élucidée. Voilà qui est posé, franchement, dans ce premier mouvement où tout est dit, condensé, en une flamboyante sauvagerie.
Le second mouvement (Andante moderato) débute après une pause marquée selon le voeu de Mahler lui-même (à 32mn44), comme pour mieux absorber la charge terrible du premier mouvement (mouvement indépendant en soi, du fait de l’histoire de sa genèse). L’allant flexible et chantant de cette nouvelle séquence est plus calme (flûte et harpe), mais n’écarte pas non plus l’accent à peine canalisé de nouvelles menaces. Mais ici règne le miel réconfortant d’une grande guitare (pizz des cordes, soulignés par la flûte), source d’un réconfort imprévu (glissandi amoureux des cordes).
Le 3è, Scherzo (43mn31) est ciselé comme un balancement hypnotique d’une souplesse qui se convulse et est prête à déraper. Un déséquilibre prêt à rompre le fil et l’équilibre : le héros reprend son chemin, comme enivré par son propre enthousiasme (rondeur souple des clarinettes, vivacité des flûtes, à laquelle répond la joie des hautbois…). Le promeneur fanfaronne et l’orchestre s’éveille à la grandeur du paysage et des cimes qui se précisent : comme saisi et surpris par l’ampleur du paysage qui l’environne soudain, le marcheur contemple la démesure des forces auxquelles il doit se confronter. Ce vertige, Alexandre Bloch nous le fait ressentir avec des décharges millimétrées, une attention spécifique aux petits détails de l’orchestration, toujours savoureuse.
D’un oeil cinématographique, jouant sur les échelles, le chef demeure à l’affût de la moindre inflexion contenue dans la partition, et qui dévoile le relief du paysage. Ses parts d’ombre, ses contours annonces de la vie céleste…
Puis à 53mn57, est enchainé l’Urlicht : texte entonné par la mezzo (Christianne Stotijn) dont le cuivre vocal répond à la fanfare lointaine qui redessine un paysage assagi, claire référence à un choral d’apaisement. La soliste répand ce baume qui efface toute douleur, toute détresse, laissant envisager ce qui était jusque là refusé : l’ascension vers le ciel (élévation des corps exprimé par le hautbois qui s’enlace à la voix). Ici surgit l’extase mystique d’un Mahler spirituel : « De dieu je viens et veux retourner à Dieu ».
Alexandre Bloch fait entendre alors le tumulte du cosmos, déchirure, déflagration qui sonne comme une porte qui s’ouvre (à la façon de la scène de révélation de la Femme sans ombre de Richard Strauss)… De fait, nous ne sommes pas loin de l’opéra ; du moins dans cette scène, aux jalons mystiques d’une intensité irrésistible, Mahler écrit son oratorio le plus inspiré. A 1h01mn18 : les cuivres expriment enfin l’échelle du céleste qui rejoint la terre et lui permet de gravir la passerelle vers l’éternité (marches énoncées par la harpe)…
Les 30 dernières minutes de ce Finale grandiose, apothéose ultime de l’architecture ascensionnelle décrivent la cité idéale qui paraît alors au pèlerin, les plaintes de ce dernier, sa prière face au Créateur ; la perte de l’espoir, et le vertige de l’abandon… (1h05mn puis 1h09m50).
Alors s’exprime la promesse de la Résurrection pour celui qui a cheminé aussi durement. C’est la rémission tant espérée (1h06mn19) qui se profile (rébus et résolution de l’énigme aux trombones / bassons majestueux)
L’immense clameur d’espérance surgit et se renforce , puis la paix se profile (1h16mn), l’éternité répond (fanfare à 1h17mn43)…
Enfin le chœur (1h20mn04) murmurant énonce la délivrance et la béatitude espérée… Par la voix de la soprano (Kate Royal à 1h21mn49) -, enfin tout est exaucé, pardonné, permis : « Tu ressusciteras mon corps »
Ce à quoi Mahler répond par la voix de la mezzo (1h26mn57), dans un texte qui est de lui : « Ce à quoi tu as aspiré, est à toi / A toi ce que tu as aimé, ce que tu as conquis », sublime émancipation, ultime courage contre l’adversité… et réconfort pour les êtres doués d’une volonté supérieure (« Ce que tu as enduré te portera vers Dieu »). L’œuvre de compassion se réalise enfin par le cri du chœur qui droit aux côtés des deux anges intercesseurs, élève le pêcheur terrassé.
Le Paradis est donc au bout du chemin. Mais avant, … quelles épreuves et quel découragement, quelles angoisses et quelles paniques faut-il éprouver. Le grand bain orchestral, forge et matrice exutoires nous le font entendre, dans un fracas expressif que la direction d’Alexandre Bloch enveloppe d’une tension toute humaine, et même dans sa résolution progressive (au sein du Finale bouleversant), fraternelle et si naturellement familière.
Solistes au verbe incarné, chœur déchirant, machine orchestrale en métamorphose, chef soucieux des équilibres, et surtout de l’intelligibilité du texte final… l’expérience aux dimensions colossales a passé et révélé sa couleur et sa vibration humaine. Jusqu’au carillon ultime, de délivrance et de lévitation d’un magnétisme inoubliable. C’est peu dire que Mahler fait partie des gènes de l’Orchestre lillois. Cette session nous le montre encore. Alexandre Bloch s’inscrit dans la lignée du mahlérien Jean-Claude Casadesus dont classiquenews avait distingué l’enregistrement de la 2è (Lire notre critique : Mahler : Symphonie n°2 (Jean-Claude Casadesus, Orchestre national de Lille, novembre 2015, 1 cd évidence classics) : http://www.classiquenews.com/cd-compte-rendu-critique-mahler-symphonie-n2-jean-claude-casadesus-orchestre-national-de-lille-novembre-2015-1-cd-evidence-classics/
Belle continuité entre les deux chefs et pour Alexandre Bloch la confirmation d’une sensibilité naturelle, convaincante qui annonce la suite de son cycle Mahler sous les meilleurs auspices…
Aucun doute, l’intégrale des 9 symphonies mahlériennes est bien l’événement orchestral de cette année. A suivre à Lille. Prochaine session, la 3è Symphonie, le 3 avril 2019 (programme intitulé « l’éveil du printemps ») : http://www.classiquenews.com/lille-onl-lintegrale-mahler-2019/
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Les indications de timing renvoient au direct live diffusé sur la chaîne YOU TUBE de l’ONL :
https://www.youtube.com/watch?v=guPAE1FX2Ds
VOIR la Symphonie n°2 de Mahler » Résurrection «
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Symphonie n°2, « Résurrection » / Symphony No. 2, « Auferstehung » : Gustav Mahler
Direction : Alexandre Bloch
Soprano : Kate Royal
Mezzo-soprano : Christianne Stotijn
Chœur : Philharmonia Chorus
Chef de chœur : Gavin Carr
ORCHESTRE NATIONAL DE LILLE
I. [Todtenfeier] Allegro maestoso. Mit durchaus ernstem und feierlichem Ausdruck [D’un bout à l’autre avec une expression grave et solennelle]
II. Andante moderato. Sehr gemächlich [Très modéré]
III. [Scherzo] In ruhig fliessender Bewegung [En un mouvement tranquille et coulant] – attacca
IV. « Urlicht » [Lumière originelle]. Sehr feierlich, aber schlicht [Très solennel, mais modeste]
V. Im Tempo des Scherzo. Wild herausfahrend [Dans le tempo du scherzo. Explosion sauvage]
Enregistré à l’Auditorium du Nouveau Siècle de Lille / France – 28 février 2019
Plus d’images de la Résurrection par l’Orchestre National de Lille et Alexandre BLOCH sur le site
https://www.flickr.com/photos/onlille/sets/72157676883219187
Toutes les photos © Ugo PONTE ONL fev 2019
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(1) LIRE notre compte rendu critique de la Symphonie n°1 TITAN de Gustav Mahler, le 2 février 2018 par l’Orchestre national de Lille et Alexandre BLOCH, lancement de l’intégrale des 9 symphonies de Mahler à Lille 2019 – 2010 :
http://www.classiquenews.com/compte-rendu-critique-concert-lille-nouveau-siecle-le-2-fevv-2019-mahler-symphonie-n1-titan-orch-national-de-lille-a-bloch/