DEBUSSY A LA PLAGE… Entretien avec Rémy Campos, commissaire de l’exposition « DEBUSSY A LA PLAGE, archéologie d’un album photographique », actuellement au Domaine national de Saint-Germain en Laye (78) ; et jusqu’au 15 décembre 2018. Qu’a à faire Claude Debussy à l’été 1911 sur les plages et bords de mer normand, à Houlgate précisément, appareil photographique à la main, arpentant les lieux de vie, parfois mondains, souvent familiaux, promenades et jetées, près du Casino et des cabines de bain ? Rémy Campos soulève le voile et révèle la passion ou plutôt l’œil photographique d’un Debussy viscéralement sauvage et solitaire, quelques années avant la déclaration de guerre…
CNC / CLASSIQUENEWS : De tout le corpus photographique que vous avez visualisé, quels détails ou facettes – ainsi révélés ou découverts- de Debussy vous ont surpris, ébloui, enchanté ?
Rémy CAMPOS / RC : Il y a d’abord eu la découverte de documents inédits. Pour un historien, c’est évidemment un moment palpitant. Seules quatre ou cinq images du séjour des Debussy à Houlgate avaient été régulièrement reproduites depuis les années 1920. Toutes les images représentant Emma et sa mère avaient jusqu’ici dormi dans les albums de familles conservés à la Bibliothèque nationale de France. Ceux-ci contenaient aussi un très grand nombre de clichés pris dans le jardin de l’hôtel particulier des Debussy (avenue du Bois – aujourd’hui avenue Foch). Dans ces images intimes, on voit beaucoup Chouchou, la fille du couple, et on découvre aussi le quotidien d’une famille bourgeoise avec nurse anglaise, domestiques, visites familiales et réception d’amis.
Et puis il y a eu l’aventure documentaire amorcée par la découverte fortuite de photographies que le jeune Jacques Henri Lartigue avait prises de la famille Debussy, sans savoir toujours qui passait devant son objectif. L’enquête nous a entraîné loin, jusqu’à des trouvailles inattendues comme cette photographie de presse prise aux courses à Longchamp où l’on découvre Emma et sa fille parmi les dames élégantes présentes ce jour-là au bord des pistes.
De fil en aiguille, les images rassemblées ont suscité une réflexion inattendue sur le rapport des Debussy à l’image photographique.
CNC : Quelle est la relation de Debussy à la société, à la plage ou à Paris, ces clichés rassemblés nous révèlent-ils ?
Si on le compare à Gabriel Fauré ou à Igor Stravinsky, pour ne prendre que deux de ses contemporains, Claude Debussy est un créateur solitaire, surtout dans la dernière partie de sa carrière. L’accès à l’hôtel particulier de l’avenue du Bois est strictement limité à la famille des deux époux et à un cercle très étroit d’amis. Rares seront les journalistes à pouvoir approcher le compositeur et les importuns sont tenus à distance. Les photographies témoignent de cet isolement recherché. Ce sont toujours les mêmes personnes que l’on retrouve dans les images. Aucun cliché ne montre des réunions mondaines comme il en existe du temps où Debussy fréquentait Ernest Chausson dans les années 1890. Les témoignages de ses proches vont dans le même sens. Raoul Bardac, fils du premier mariage d’Emma et élève en composition de Claude Debussy, témoigne du goût de la solitude du musicien.
Le séjour à Houlgate en août 1911, voulu par sa femme, est par conséquent une terrible épreuve pour Claude Debussy qui se trouve plongé dans la trépidante vie mondaine que les Parisiens séjournant sur la côte normande, transportent avec eux le temps d’un été. La station est parmi les plus élégante de l’époque mais on y trouve tout ce que Claude Debussy déteste : les musiques faciles des casinos, les clients envahissants d’un Grand-Hôtel cosmopolite, l’obsession du paraître, etc.
CNC :Comment expliquer cette « passion » photographique, de la part de Debussy ?
L’intérêt de Claude Debussy pour la photographie ne nous est connu qu’en creux. Le musicien n’a jamais écrit un article où il se serait enthousiasmé pour cet art encore jeune, sa correspondance n’y fait allusion que de façon sporadique et il ne semble pas qu’il ait possédé dans les années 1880-1900 le coûteux appareillage nécessaire aux prises de vues. Pendant sa jeunesse, le musicien a pour plus proche ami Pierre Louÿs, écrivain ayant la passion de la photographie, qui le mettra en scène dans des images très soignées, comme on en produisait alors dans les milieux artistiques (Edgard Degas ou Pierre Bonnard, par exemple, ont consacré beaucoup de temps à fabriquer des images photographiques qui entendaient dialoguer avec la peinture).
Durant les vingt dernières années de sa vie en revanche, Claude Debussy et sa femme Emma ont été des photographes amateurs comme il en existait alors des milliers. Séduits par la facilité d’usage des appareils de type Kodak et de développement des clichés que l’on peut alors confier à un détaillant, la famille Debussy réalise un très grand nombre d’images, dont beaucoup sont d’ailleurs mal cadrées ou peu éclairées. La photographie est alors une pratique en passe de devenir banale. Les Debussy ne se distinguent pas dans ce domaine de leurs contemporains.
CNC : Savons-nous sur quelles partitions Debussy travaillait-il pendant ses étés à la plage ?
Dès les premières années de vie commune, le couple Debussy part tous les étés en vacances au bord de la Manche. En 1904 à Pourville où Claude corrige des épreuves d’imprimerie, en 1905 à Eastbourne où il travaille à la première série des Images pour piano, en 1906 près de Dieppe où il emporte ses Images pour orchestre en cours d’écriture et en 1907 de nouveau à Pourville où il songe à un Tristan qui ne verra jamais le jour.
Le voyage à Houlgate qui est au cœur du livre Debussy à la plage est le seul à avoir lieu entre 1908 et 1914. Pendant ce séjour en août 1911, Claude Debussy travaille à l’orchestration de la Rhapsodie pour clarinette originellement composée pour les concours du Conservatoire de Paris avec un accompagnement de piano. Ou plutôt, il promet à son éditeur un arrangement auquel il ne se consacrera que de retour à Paris en septembre. Le moment houlgatais est celui d’un grand désarroi artistique.
En pleine guerre, la villégiature à Pourville de juillet à octobre 1915 fait exception. Claude Debussy n’habite pas dans un de ces hôtels internationaux dont il dit tant de mal dans sa correspondance mais dans la villa « Mon coin », éloignée du rivage et donc des touristes. Dans cette maison prêtée par des amis, la Manche n’est visible qu’au loin. Parce qu’il n’est pas astreint aux obligations mondaines d’une station balnéaire, Claude Debussy parvient à écrire pendant les quatre mois de ce dernier séjour normand plusieurs de ses ultimes chefs-d’œuvre : En blanc et noir, les deux livres d’Études pour piano, la Sonate pour flûte, alto et harpes.
Lors des deux vacances maritimes suivantes – au Moulleau, près d’Arcachon, pendant l’été 1916 puis à Saint-Jean-de-Luz en 1917 –, Claude Debussy sera gravement malade et n’écrira plus de musique.
Malgré la véritable fascination de Debussy pour la mer, le musicien aura finalement peu écrit près des rivages. Ultime paradoxe : on sait aujourd’hui que le musicien a commencé la composition de la Mer à Bichain dans l’Yonne pendant les vacances de l’été 1903…
Propos recueillis en octobre 2018.
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LIRE aussi notre présentation du Livre Catalogue “Debussy à la Plage” (Gallimard)