CD. Rameau’s funeral. Paris : 27.IX.1764 (Skip Sempé, mai 2014). D’emblée, le programme nous convainc totalement. Par sa solennité tendre, grave, étonnement transparente, Skip Sempé inscrit idéalement le Requiem de Gilles dans le contexte liturgique XVIIIème qu’il s’est fixé: celui propre au service funèbre de Rameau le magnifique, tel qu’il aurait pu se réaliser lors des funérailles historiques du Dijonais à sa mort, ce 27 septembre 1764. Jouer Gilles pour honorer la mémoire et saluer le génie du plus audacieux des compositeurs français du XVIIIème, rien de surprenant quand on sait que des sources d’époque confirment que le Requiem ou Messe des morts de Gilles fut régulièrement apprécié et joué dans des versions renouvelées tout au long du XVIIIème…. pour les propres funérailles de Gilles, pour celles des compositeur Royer et donc effectivement, Rameau… même pour celles de Louis XV. C’est dire le renom et la faveur d’une Messe à la fois majestueuse et humaine où la pompe ne s’embarrasse jamais d’un dramatisme noir et inquiétant comme cela peut être le cas du Requiem de Du Caurroy lequel hérité de la Renaissance tout en offrant le spectaculaire et l’effrayant de la faucheuse, reste aussi l’ordinaire liturgique des déplorations royales à partir des funérailles d’Henri IV. Comparé à Du Caurroy, Gilles frappe par sa lumineuse espérance.
S’appuyant sur un usage avéré qui se montre d’une rare pertinence musicologique et esthétique, Skip Sempé nous offre ici l’un des programmes raméliens les plus convaincants et opportuns pour l’année des 250 ans de la mort de Jean-Philippe Rameau.
Dès le début, timbales roulantes et majestueuses, cordes recueillies dans une résonance réverbérante – qui souligne et renforce l’écho de la déploration tragique-, indiquent le plus grandiose des portiques : soulignons les superbes couleurs des bassons et du cor auxquelles les cordes des 24 violons rétablissant les teintes frottées intermédiaires qui ont fait la réputation de l’orchestre lullyste versaillais – que l’on ne présente plus-, répondent avec panache et flexibilité.
Le chef sait jouer avec l’écho et la longueur du son, inscrivant le geste musical dans une brume affligée du plus bel effet. Insistant aussi sur le silence prolongeant la note et creusant la résonance. C’est une vraie théâtralité sonore qui sied à l’essence même de ce Requiem, jamais tout à fait étranger au sens du théâtre et de l’opéra (comme le sont les Grands Motets de Rameau).
Lumière de Gilles, profondeur et dramatisme de Rameau…
Les contemporains de Rameau ont vu dans ce Requiem provençal et lumineux un rituel rassurant et serein dont la fraîcheur et la simplicité pastorale revivifient ce « primitivisme » Grand Siècle si vénéré par Louis XV et Voltaire. Une sorte de retour aux sources du premier baroque français. Écoutez ici le recueillement tout en nuances et mesure de l’Offertoire : la mise en musique du texte contredit la déploration du texte en une prière sereine et apaisée presque tendre.
Le choeur y semble sourire d’une grâce sûre et conquérante qui annihile toute ombre, jusqu’à la moindre tension. Ici le grandiose funèbre ne présente aucune inquiétude ni aucune angoisse mais une infaillible certitude d’un passage en sublimation, la célébration d’une métamorphose inéluctable en forme d’apothéose.
Le jeu tout en finesse et précision de Skip Sempé et de son collectif réalise de façon très cohérente et investie (reprise du Kyrie eleison marqué par le sentiment du déchirement le plus sombre, seul court passage en creux du cycle) ce rituel acclimaté aux funérailles de Monsieur Rameau.
Enchâssés tels des gemmes lyriques d’une exquise profondeur, dans cette tapisserie tragique et sombre, quelques extraits des opéras de Rameau (et avec quel à propos), se révèlent des plus bénéfiques et des plus poétiques…. la désolation de l’air de Dardanus (originellement d’Anténor que l’amateur gagnera à écouter dans son intégralité dans le récent album des Arts Florissants : « Le jardin de Monsieur Rameau » ou la prière sombre et lugubre y est magistralement chantée par le jeune lauréat du dernier jardin des voix, le baryton français Victor Sicard) s’intègre idéalement à ce déchirement déclaré. Le passage de l’opéra à l’église est d’autant plus légitime et pertinent que Rameau avant Hippolyte, s’affirme par ses Grands Motets très probablement lyonnais, comme un laboratoire de toutes ses possibilités expressives musicales, chorales, orchestrales et lyriques…. tant chez lui, le génie opératique prolonge directement l’inspiration sacrée d’abord développée sous la voûte.
Le choeur Collegium Vocale Gent apporte sa brillante et expressive verve apportant entre autres un éloquent mordant au verbe dramatique (Graduel II).
L’enchaînement du Sanctus puis du motif extrait de Castor et Pollux (déploration de Telaïre songeant à son aimé Castor aux Enfers) est tout autant naturel : même couleurs affûtées, même caractère affligé et sobre d’une simplicité qui dévoile dans son dénuement le plus bouleversant et le plus sincère, l’humaine fragilité humaine. Enchâssées dans le cycle funèbre, les lueurs crépusculaires de Castor y deviennent un jalon de cet accomplissement lacrymal.
Semblable réussite pour la lumière conclusive de la Communion (Lux æterna….) dont l’élan et le rebond des apaisement déclarés, aériens, se déploient davantage grâce aux deux extraits d’opéras qui lui sont enchaînés : rondeau tendre de Dardanus qui évoque très justement par sa sereine et noble intimité, le « sommeil éternel de Rameau »; enfin, accomplissement spectaculaire, l’air des esprits infernaux, extraits de Zoroastre pour … « l’Apothéose de Rameau ». Inscrit dans ce cycle liturgique funèbre, chaque fragment d’opéra y gagne un éclat renouvelé tout en affirmant l’essence du baroque selon Rameau: sa verve dramatique, sa liberté inventive. La conception est juste, sa réalisation fine et argumentée. Superbe hommage pour le plus grand compositeur français du XVIIIème.
Jean Gilles : Messe des morts, Service funèbre de Rameau. Capriccio Stravagante. Skip Sempe, direction. 1 cd Paradizo. Enregsitrement réalisé à Brugges en mai 2014.