CD.Gioseffo Zamponi: Ulisse all’isola di Circe (Clematis, Alarcon, livre 2 cd Ricercar). Février est un mois propice aux premières dans l’histoire de l’opéra baroque. En février 1607 à Mantoue, Monteverdi fait représenter le premier opéra moderne, premier emblème véritablement baroque : Orfeo. En février 1650, Gioseffo Zamponi (1600/10-1662) créée de même l’événement en offrant à la Belgique (Pays Bas du sud), à Bruxelles, sa première représentation d’un opéra italien : Ulisse. L’ouvrage marque également un événement politique et dynastique : les noces de Philippe IV d’Espagne avec Marie-Anne d’Autriche, selon la commande passée par l’Archiduc Leopold Guillaume de Habsbourg. Au moment du Carnaval de 1650, toute la cour Habsbourg se met donc au diapason des fastes d’un opéra italien plutôt ambitieux car il comprend machineries, ballets, décors…
Fils de l’Empereur Ferdinand II, l’Archiduc Leopold est un lettré épris de lyrique, qui gouverneur des Pays-Bas, favorise le temps de son gouvernement (1647-1656) une politique nettement culturelle. L’opéra vénitien dans son déploiement esthétique (duos, accents plébéiens, ivresse sensuelle) est repris en février 1655 (encore un mois de février…), lors des cérémonies fastueuses romaines quand la Reine Christine se convertit au catholicisme. La souveraine éprise de luxe comme de vertiges sensuels aima à retrouver toutes les facettes d’un spectacle complet qui aux côtés de la trame narrative principale, mythologique donc, développe aussi personnages et tableaux annexes propices à divertissements et ballets (demoiselles et suivantes de Circé, satires, marins, tritons, ballets multiformes).
Dans les faits la partition recèle d’innombrables trésors dramatiques où tous les accents expressifs se déversent sans compter en vertiges et spasmes vocaux des plus …. dansants dont aussitôt après le Prologue où Neptune paraît lui-même en démiurge et souverain de la destinée, Ulisse exprime sa pleine dépendance aux humeurs divines… en une danse extatique qui cite évidemment la sensualité vénitienne. Tout concourt à une féerie spectaculaire où la musique d’une langueur souveraine comme c’est le cas des opéras contemporains de Cavalli ou Cesti, assure un flux continu d’une indiscutable opulence plastique. C’est en définitive, une forme fastueuse qui réussit, à la fois solennelle et humaine : le chœur final qui réunit toutes les divinités de l’Olympe autour d’un Jupiter déclaratif, affirme la gloire éternelle des jeunes mariés Habsbourg promis à un destin aussi glorieux que celui des Macédoniens Philippe et Alexandre. Il était inévitable que comme les Habsbourg, les Bourbons s’entichent également de la recette lyrique vénitienne, décidément irrésistible.
l’opéra envoûtant de Zampoli
Mercure contre Vénus, Ulysse contre Circé
L’opéra lève le voile sur les véritables protagonistes de l’errance d’Ulysse et de ses compagnons de route, après la chute de Troie : sur le retour vers Ithaque où il doit rejoindre fils et épouse (Télémaque et Pénélope), le grec croise le chemin de l’enchanteresse Circé en débarquant malgré lui sur son île : heureusement averti et immunisé contre les sortilèges de la sorcière, par l’opportun Mercure (vraie force active), Ulysse parvient à se soustraire au désir de l’inévitable séductrice : il parvient à quitter l’île malgré les tentatives multiples de Circé, inconsolable et avide. Contrairement à Monteverdi sur le même thème et antérieur à son œuvre, Zamponi s’intéresse aux divinités qui hors de l’action ulyssienne proprement dite, tire les ficelles : Vénus l’impérieuse déité sensuelle contre le futé et facétieux … Mercure : eux d’eux mènent la danse et infléchissent selon chacune de leur confrontation, le destin du héros impatient de retrouver Ithaque.
Parmi les solistes, se distinguent le volubile et bien timbré Zachary Wilder, lauréat du Jardin des voix de William Christie, promotion 2013 ; malgré son italien fortement américanisé, le jeune ténor exprime l’ivresse d’une âme enivrée d’une absolue sensualité. Il offre à Mercure cette force facétieuse et ingénieuse, rebelle à l’empire de l’amour que tente d’imposer la délicieuse Vénus.
Temps fort du drame, l’entrée d’un sensualisme ardent lui aussi (cd1,plage 7); c’est un prélude à l’apparition de la Vénus solaire de Marianna Flores, vénusienne jusqu’au bout des ongles et d’une plasticité fervente, chant désormais emblématique de l’ensemble Clematis. Sa vocalità hyperféminine entend en imposer à l’empire de Neptune, et particulièrment à son fils fût-il méritant, cet Ulysse désormais pris dans le filets de l’enchanteresse Circé. Palpitante et articulée, la diva nous subjugue littéralement. Suave et nuancée, l’interprète ajoute dans le portrait de Vénus, cette fébrilité décisive : la subtilité de Mariana Flores lui permet d’ajouter dans son incarnation de la divinité suprême et irrésistible, une fragilité humaine très délectable.
De son côté, l’excellent acteur Domnique Visse (Argesta) toujours aussi époustouflant par son mordant dramatique et lui aussi sa plasticité assumée dans un rôle travesti (à la fois bouffe et plébéien, miaulements et rugosités vocales à l’envi) est l’autre surprise de cette production vocalement très juste. Il incarne une mégère en mal d’époux, toujours prête à sermoner sur l’indignité du monde ; sur la lâcheté méprisable des hommes. Voyez, ouvrant le II non sans verve, sa chanson populaire (plage 16 cd1), très facilement mémorisable, où la voix du contre-ténor est percutante d’une facétie persistante et souveraine, contrastant avec les langueurs du couple des amants.
Et justement, de belles langueurs cavaliennes se détachent dans le premier duo (des plus langoureux du 12, cd1) du couple vedette Ulisse et Circé : voix mêlées et chargées érotiquement de Céline Scheen (véritable puissance érotique et sensuellement alanguie pourtant impuissante) et de Furio Zanassi, dont les spasmes réguliers répètent l’essor extatique du dernier duo amoureux de la Poppée montéverdienne. Là encore, l’assimilation par Zamponi de l’esthétique vénitienne transparaît explicitement, entre érotisme furieux, cynisme plébéien, héroïsme et truculence. Ce mélange des genres reste emblématique de l’opéra lagunaire magnifié alors par Monteverdi au début des années 1640 : Zamponi en recueille et prolonge de 10 années, les fruits… à l’égal de Cavalli, le meilleur disciple du maître.
Ce premier duo amoureux est un autre sommet vénitien, de l’opéra baroque. Et son enchaînement avec l’air d’Argesta (délectable Visse) est des plus géniaux : l’air est d’essence païenne, il recueille et tempère les relans encore vivaces de la nuit amoureuse et torride qui vient de se réaliser.
Artisan d’un continuum finement caractérisé lui aussi selon le climat et les enjeux dramatiques des épisodes, Leonardo G. Alarcon sait colorer et ciseler à force d’un dosage très minutieux appliqué sur l’instrumentarium (où rayonnent les cordes pincées ou frottées). La sanguinité, la félinité que d’aucun jugera latine et aussi viscéralement argentine, prolongent évidemment tout le travail de son prédécesseur et mentor, Gabriel Garrido.
Ecoutez la plage 14 du cd1, cette manière de tarentelle sur une basse obstinée en rythme binaire : tout l’esprit du Carnaval écho de la période de création de l’ouvrage, assure cette mise en abîme savoureuse, élément d’un nouveau ressort dramatique (désespérons cependant du chant de Fabian Schofrin … décidément soliste habitué des restitutions de Clematis mais … sans voix, au timbre usé, voilé et sans mordant (aux côtés de Dominique Visse, quel contraste navrant).
L’intelligence du geste, la sensualité ciselée de la sonorité, la plasticité de la vocalità défendue majoritairement par un plateau irréprochable (à quelques exceptions près) fondent la réussite de cette résurrection réalisée par Clematis. Cet Ulisse de 1650 et 1654, mérite de figurer telle une somme désormais incontournable aux côtés des piliers lyriques du premier baroque, déjà connus et justement estimés : L’Incoronazione di Poppea et Il ritorno d’Ulisse in patria de Monteverdi, Ercole Amante de Cavalli, L’Argia de Cesti… L’apport de Leonardo Garcia Alarcon précise cet esthétique à la fois sensuelle et dramatique léguée par l’opéra vénitien au milieu du XVIIème : un genre lyrique dont Mazarin puis Louis XIV seront particulièrement gourmets dans l’élaboration de l’opéra français lullyste à venir au début des années 1670. Soit 20 ans plus tard. Magistrale réhabilitation. Et donc logiquement coup de coeur ( » clic « ) de classiquenews.com.
Gioseffo Zamponi : Ulisse all’isola di Circe, 1650. Première mondiale. Premier opéra joué à Bruxelles (1650). Furio Zanasi, Céline Scheen, Dominique Visse, Mariana Flores, Fernando Guimarães, Sergio Foresti, Fabian Schofrin , Zachary Wilder, Matteo Bellotto, … Clematis. Capella mediterranea, chœur de chambre de Namur. Léonardo Garcia Alarcon, direction. Livre 2 cd Ricercar. Enregistré à Liège, salle Philharmonque, en février 2012.