I Misteri Gloriosi della Beata Vergine / Musique pour la fête du Rosaire dans l’Italie baroque. C’est l’une des éditions discographiques les plus soignées parue en 2023, et ainsi le premier opus édité par La Fenice au sein de son propre label (LabellaFenice) ; le programme musical s’enrichit d’une approche littéraire, historique voire philosophique (et picturale) absolument passionnante, comme le dévoilent les riches articles complémentaires de la notice de ce livre disque.
Le format permet la contemplation des peintures baroques choisies, du Caravage (la Madone du Rosaire de 1607 en couverture) aux nombreux Véronèse, Tintoret ou El Greco… le choix indique la justesse de la vision, célébrant la victoire de la Croix, à travers la symbolique des prières et hymnes du Rosaire, dédiées à la Vierge. Jean Tubéry montre qu’il n’est pas seulement un musicien affûté musicalement ; en associant textes de réflexion et peintures, le fondateur de La Fenice établit des confrontations et des rapprochements pertinents qui font sens et renouvellent l’approche de la musique sacrée ainsi abordée.
Marie de la Victoire
Maria Rosarii / Maria della Vittoria
Les textes des prières chrétiennes sont ici complétés par une évocation historique, celle de la Victoire éclatante de la Sainte Ligue Catholique à Lepante en 1571 contre les musulmans, grâce à l’intercession de Marie, « Maria Rosarii » / Marie du Rosaire, appelée désormais « Maria della Vittoria ». Telle protection emblématique est habilement peinte par le plus grand scénographe de l’heure, Véronèse, déjà célèbre pour ses Noces de Cana, à qui le Sénat vénitien a commandé le tableau en 1572. Voilà qui inscrit la tradition du 7 octobre comme jour de la Fête du Rosaire et l’occasion de fêter en particulier dans la Sérénissime, la Vierge Marie…
Ainsi en témoignent les joyaux musicaux réunis et abordés par la Fenice ; la sélection permet de reconnaître à la source des écritures baroques, la place cruciale des antiennes grégoriennes (cf les Motets d’Alessandro Grandi, vice-maître de chapelle de Monteverdi à San Marco) ; l’essor de la musique purement instrumentale à l’orgue ou au clavecin (comme l’attestent les innombrable œuvres de Frescobaldi, autre grand illustrateur des Laudes du Rosaire à Rome). Même Legrenzi également présent ici souligne la richesse d’un fonds musical à redécouvrir (d’autant qu’il occupa lui aussi les plus hautes fonctions à San Marco)…
Toute la mystique du Rosaire célèbre Marie, figure protectrice de Venise ; les textes chantés et la musique expriment le sens qui sous tend la ferveur ; ils suscitent surtout la compréhension des symboles pour que surgisse l’épaisseur du Mystère : ici Marie et Jésus sont au centre d’une adoration intense d’autant plus puissante qu’elle se manifeste dans l’intime. C’est bien le paradoxe du baroque qui se déploie dans le spectaculaire suscitant de sublimes révélations d’ordre sensuelle, surtout introspectif.
Jean Tubéry questionne ainsi les 5 Mystères « glorieux » : Résurrection et Ascension, Pentecôte, Assomption et Couronnement de la Vierge… la route promise et évoquée est celle de l’éternité. Chaque compositeur participe de cette gradation spirituelle qui passe d’un mystère à l’autre : Primo : Resurrezione (Cazzati, Legrenzi), Secondo : Ascensione (Florimi, Fasolo), Terzo : Pentecoste (Grandi, Cima), Quarto : Assunzione (Riccio), Quinto : Incoronazione (Grandi et Frescobaldi), enrichis par l’insert des Laudes rituelles, mais aussi de l’orgue, instrument axial du cheminement, auquel répond aussi le timbre enivrant du cornet. Déclamatoire certes, le Baroque est le lieu qui touche le coeur, l’esprit, l’âme. L’expérience musicale aiguise davantage cette épreuve intérieure. Voilà qui est au cœur de ce fabuleux périple sonore.
Madone du Rosaire par Le Caravage, 1606 (DR)
Voix féminine de la victoire
Cette évocation remarquablement réalisée (et conçue) « ose » rétablir une autre réalité cachée, omise en toute injustice, celle des religieuses, soumises à la règle, sœurs et moniales (dans couvents et ospedali vénitiens) pour lesquelles le Rosaire a toujours revêtu une importance majeure : voilà réparée telle omission grâce au soprano de Kristen Witmer, vocaliste souple et aérienne.
La trajectoire dessinée suit de fait l’élan ascensionnel et la promesse céleste pour redescendre concrètement dans la vie des hommes grâce au miracle de la Pentecôte, le don fait aux hommes de l’Amour divin (à travers la descente de l’Esprit Saint sur la terre)… Instrumentalement, la lecture enchante, enivre, captive, et par l’engagement de tous et dans le choix aussi de l’orgue associé (orgue de Saint-Cybard de Pranzac) comme la place emblématique des cornet à bouquins, cornetto muto, mais aussi flûte à bec ou flautino. D’autant plus que l’enregistrement restitue habilement dans la prise de son la réverbération de l’espace marcien tout en préservant l’acuité et le relief de la voix et de chaque instrument. Par sa cohérence et l’approche documentaire, la réalisation confirme la place de tout premier plan qu’occupent La Fenice et Jean Tubéry dans le paysage baroque actuel. Incontournable.
Girolamo Frescobaldi
Toccata avanti la messa della Madonna (1635)
Tarquinio Merula
Gaudeamus omnes
Girolamo Frescobaldi
Canzon per organo
Maurizio Cazzati
Regina cœli, laetare !
Giovanni Legrenzi
Sonata a quattro, La Squarzona
Giovanni Andrea Florimi
Salutis humanae sator
Giovanni Battista Fasolo
Fuga sopra hexacordio
Alessandro Grandi
Veni Sancte Spiritus
Gian Paolo Cima
Sonata a tre
Anonyme (Ms. Chigi, Rome)
Assumpta est, à deux sopranes et deux violons
Giovanni Battista Riccio
Canzon a due flauti
Alessandro Grandi
Virgo prudentissima
Girolamo Frescobaldi
Toccata quinta, sopra i pedali
Orazio Tarditi
Ave Maris stella
Arcangelo Crotti
Sonata sopra Sancta Maria
Giovanni Maria Trabaci
Versi del settimo tono
avec les antiennes de plain chant sur le thème de la fête du Rosaire
Kristen Witmer, soprano
LA FENICE AVENIRE
Jean Tubéry et Sarah Dubus, cornets et flûtes
Sue-Ying Koang et Anaëlle Blanc-Verdin, violons baroques
Jean-Baptiste Valfré, violoncelle baroque
Ulrik-Gaston Larsen, théorbe et archiluth
Mathieu Valfré, orgue positif et clavecin
Fanny Châtelain et Jean Tubéry, plain-chant
Jean Tubéry, direction
1 livre-CD, Labellafenice
Durée : 57′ 51
Enregistré en 2020, à Vézelay (pièces vocales et instrumentales), en avril 2021 à Pranzac (soli d’orgue et de clavecin, Académie La Fenice aVenire)