Cd, compte rendu critique. Schumann : Lederkreis opus 39. Frauenliebe und leben. Berg : 7 lieder de jeunesse. Dorothea Röschmann, soprano. Mitsuka Uchida, piano. 1 cd Decca. Le sens du verbe, l’élocution ardente et précise de Dorothea Röschmann rétablit les climats proches malgré leur disparité esthétique, des lieder de Schumann et de Berg. Schumann vit de l’intérieur le drame sentimental ; Berg en exprime avec distanciation tous les questionnements. En apparence étrangers l’un à l’autre, les deux écritures pourtant s’abandonnent à une intensité lyrique, des épanchements irrépressibles, clairement inspirés par l’univers profond voire mystérieux de la nuit, que le timbre mûr de la soprano allemande sert avec un tact remarquable. L’exquise interprète écoute tous les vertiges intérieurs des mots. C’est une diseuse soucieuse de l’intelligibilité vivante de chaque poème. L’engagement vocal exprime chez Schumann comme Berg, le haut degré d’une conscience marquée, éprouvée qui néanmoins est en quête de reconstruction permanente.
Composés en 1840, pour célébrer son union enfin réalisée avec la jeune pianiste Clara Wieck, les Frauenliebe und leben lieder affirme l’exaltation du jeune époux Schumann qui écrit dans un jaillissement presque exclusif (après n’avoir écrit que des pièce pour piano seul), une série de lieder inspirés par son amour pour Clara. Les poèmes d’Adelbert von Chamisso, d’origine française, dépeint la vie d’une femme mariée. “J’ai aimé et vécu”, chante-t-elle dans le dernier des huit lieder, et le cycle retrace son voyage de son premier amour, en passant par les fiançailles, le mariage, la maternité, jusqu’au deuil. L’hommage d’un amant admiratif au delà de tout mot se lit ici dans une joie indicible que l’articulation sans prétention ni affectation de la soprano, éclaire d’une intensité, naturelle, flexible. D’une rare cohérence, puisque certain passage du dernier rappelle l’énoncé du premier, le cycle suit pas à pas chaque sentiment féminin avec un tact subtil, mettant en avant l’impact du verbe. De ce point de vue, Ich kann’s nicht fassen, nicht glauben, très proche du parlé, fusionne admirablement les vertiges musicaux et le sens du poème. D’une infinie finesse de projection, gérant un souffle qui se fait oublier tellement la prononciation est exemplaire, Dorothea Röschmann éclaire chaque séquence d’une sensibilité naturelle qui porte entre autres, l’exultation à peine mesurée mais d’un abattage linguistique parfait des 5è et 6è mélodies (Helft mir, ihr Schwestern… et Süßer Freund, du blackest…). Sans décors ni prolongement visuel, ce live restitue l’impact dramatique de chaque épisode, la force de la situation ; l’essence du théâtre ans le chant. Le cycle s’achève sur l’abîme de douleur de la veuve éplorée au chant tragique et lugubre (Nun hast du mir den ersten Schmerz getan…) : l’attention de la soprano à chaque couleur du poème réalise un sommet de justesse sincère par sa diversité nuancée, son élocution là aussi millimétrée en pianissimi ténus d’une indicible langueur doloriste. D’autant que Schumann y cite les premiers élans des premiers lieder : une réitération d’une pudeur allusive bouleversante sous les doigts à l’écoute, divins de l’autre magicienne de ce récital exceptionnel: Mitsuko Uchida. Cette dernière phrase essentiellement pianistique est la meilleure fin offerte au chant irradié, embrasé de l’immense soprano qui a tout donné auparavant. La complicité est rayonnante; la compréhension et l’entente indiscutable. Le résultat : un récital d’une force suggestive et musicale mémorable.
Mélodies de Schumann et de Berg à Londres
Röschmann et Uchida : l’écoute et le partage
Datés de mai 1840 mais publiés en 1842, les Liederkreis, opus 39 sont eux-aussi portés par un jaillissement radical des forces du désir, et du bonheur conjugal enfin vécu. Die Stille (5) est un chant embrasé par une nuit d’extase infinie où la tendresse et l’innocence étendent leur ombre carressante. Le piano file un intimisme qui se fait repli d’une pudeur préservée : toute la délicatesse et l’implicite dont est capable la magicienne de la suggestion Mitsuko Uchida, sont là, synthétisés dans un Schumann serviteur d’une effusion première, idéale, comme virginale.
En fin de cycle , trois mélodies retiennent plus précisément notre attention : Wehmut, (9), plus apaisé, est appel au pardon, tissé dans un sentiment de réconciliation tendre ; puis Zwielicht (10) souligne les ressources de la diseuse embrasée, diseuse perfectionniste surtout, et d’une précision archanéenne, quant à la coloration et l’intention de chaque mot, n’hésitant pas à déclamer une imprécation habitée qui convoque les références fantastiques du texte (de fait la poésie d’Eichendorff est constellé de détails parfois terrifiants comme ces arbres frissonnants sous l’effet d’une puissance occulte et inconnue). Enfin, l’ultime : Frühlingsnacht (retour à la nuit, 12) s’affirme en son élan printanier, palpitant, celui d’une ardeur souveraine et conquérante, porteur d’un irrépressible sentiment d’extase, avec cette coloration régulière crépusculaire, référence à la nuit du rêve et de l’onirisme.
Au centre du cycle se trouvent deux lieder liés : “Auf einer Burg” et “In der Fremde”. Le premier, avec sa subtile tapisserie contrapuntique, est écrit dans un style ancien, et son atmosphère austère préfigure le célèbre mouvement évoquant la “Cathédrale de Cologne” dans la Symphonie “Rhénane” de Schumann. La tonalité réelle du lied n’est pas le mi mineur dans lequel il commence, mais un la mineur suggestif. La musique aboutit à une demi-cadence sur l’accord de mi majeur, formant une transition avec le lied suivant, dont la ligne mélodique est clairement issue de la même graine.
Les autres lieder du Liederkreis op. 39 sont parmi les plus célèbres de Schumann : “Intermezzo”, (“Dein Bildnis wunderselig”), avec son accompagnement de piano syncopé d’une excitation à peine contenue ; l’évocation magique d’une nuit au clair de lune dans “Mondnacht”, avec la ligne vocale répétée hypnotiquement est lui aussi paysage nocturne, du moins jusqu’au retour chez lui du poète mais enivré et exalté dans le “Frühlingsnacht” final, où il voit son amour comblé au retour du printemps.
Les paysages nocturnes des Sept Lieder de jeunesse d’Alban Berg, remontent à ses études quand il était élève de composition en 1904 dans la classe de Schoenberg, et furent regroupés et minutieusement édités avec accompagnement orchestral en 1928. Dorothea Röschmann chante leur transcription pour piano. Le plus éperdu (plage 15) demeure Die Nachtigall (le Rossignol) lequel marqué par le romantisme d’un Strauss semble récapituler par son souffle et son intensité, toute la littérature romantique tardive, synthétisant et Schumann et Brahms. Pianiste et chanteuse abordent avec un soin quasi clinique chaque changement de climat et de caractère, offrant une ciselure du mot d’une intensité sidérante : impressionnisme de Nacht, traumgekrönt plus wagnérien, ou Sommertage (jours d’été) clairement influencé par son maître d’alors Schoenberg : fondé sur une déconstruction et un style à rebours caractéristique éléments dont le piano à la fois mesuré, incandescent de Uchida souligne l’embrasement harmonique, jusqu’à l’ultime résonance de la dernière note du dernier lied. D’après Nikolaus Lenau, Theodor Storm et Rainer Maria Rilke —, Berg cultive ses goûts littéraires avec une exigence digne des grands maîtres qui l’ont précédé. Dorothea Röschmann semble en connaître les moindres recoins sémantiques, les plus infimes allusions poétiques qui fait de son chant un geste vocal qui retrouve l’essence théâtrale et l’enivrement lyrique les plus justes.
Cd, compte rendu critique. Schumann : Lederkreis opus 39. Frauenliebe und leben. Berg : 7 lieder de jeunesse. Dorothea Röschmann, soprano. Mitsuka Uchida, piano. 1 cd Decca 00289 478 8439. Enregistrement live réalisé au Wigmore Hall, London, 2 & 5 Mai 2015.
ROBERT SCHUMANN (1810–1856)
Liederkreis, op.39
1 I In der Fremde 1.45
2 II Intermezzo 1.53
3 III Waldesgespräch 2.38
4 IV Die Stille 1.49
5 V Mondnacht 3.52
6 VI Schöne Fremde 1.22
7 VII Auf einer Burg 3.19
8 VIII In der Fremde 1.25
9 IX Wehmut 2.40
10 X Zwielicht 3.29
11 XI Im Walde 1.35
12 XII Frühlingsnacht 1.28
ALBAN BERG (1885–1935)
Sieben frühe Lieder
Seven Early Songs · Sept Lieder de jeunesse
13 I Nacht 4.14
14 II Schilflied 2.18
15 III Die Nachtigall 2.14
16 IV Traumgekrönt 2.41
17 V Im Zimmer 1.21
18 VI Liebesode 1.57
19 VII Sommertage 2.00
ROBERT SCHUMANN
Frauenliebe und -leben, op.42
20 I Seit ich ihn gesehen 2.39
21 II Er, der Herrlichste von allen 3.41
22 III Ich kann’s nicht fassen, nicht glauben 1.58
23 IV Du Ring an meinem Finger 3.01
24 V Helft mir, ihr Schwestern 2.15
25 VI Süßer Freund, du blickest 4.43
26 VII An meinem Herzen, an meiner Brust 1.33
27 VIII Nun hast du mir den ersten Schmerz getan 4.39
DOROTHEA RÖSCHMANN soprano
MITSUKO UCHIDA piano
CD/Download 00289 478 8439
Recording Location: Wigmore Hall, London, 2 & 5 mai 2015 (enregistrement live ).