CD, compte rendu critique. Francesco Cavalli : Heroines of the venetian baroque : Héroïnes du Baroque vénitien (2 cd Ricercar). Le propre de toute somme interprétative qui compte, est de déplacer, voire repousser encore et encore les lignes… Porteur et presque investi par l’exigence des premiers baroqueux (dont un disciple comme lui argentin, – et son premier maître-, : Gabriel Garrido), Leonardo Garcia Alarcon investit de nouvelles constellations : Garrido avait déployé une sensibilité remarquable chez Monteverdi (dont un passionannt Orfeo), Alarcon, son héritier spirituel, n’hésite pas ici à provoquer : estimant l’héritage montéverdien comme un sommet « maniériste » préludant au style qui l’intéresse ici, le maestro dévoile la richesse poétique de la lyre cavallienne, son récitatif plastique et sensuell d’un relief particulier, ses airs et ariosos inféodés au seul rythme du verbe dont ils articulent le sens et l’impact émotionnel : ainsi surgit » Cavalli le classique « .
Nouvelles données pour la compréhension de Cavalli : Leonardo Garcia Alarcon repense l’héritage du maître vénitien du plein XVIIème
Poétique classique de Cavalli
De fait, comme Cesti – autre élève de Monteverdi, Cavalli reste le compositeur d’opéras le plus joué et le plus vénéré de son vivant : invité par la Cour de France par Mazarin si amateur d’italianité, Cavalli fait représenter pour le mariage du jeune Louis XIV, son Xerse (déjà écrit depuis 1654 mais adapté pour le goût français en 1660, puis surtout un nouvel opéra, Ercole Amante, véritable somme vénitienne acclimatée à l’apothéose de la figure politique et royale : Hercule y incarnant évidemment le Roi de France). Sur les traces d’un poète – le plus illustre en vérité pour la scène baroque vénitienne : l’illustre libertin Busenello, Leonardo Garcia Alarcon entend ressusciter ce miracle poétique incarné qui se réalise dans la déclamation propre du vers cavallien, l’écriture du maître atteignant de fait un équilibre unique entre intellect et sensualité. Pareil prodige ne s’était pas réalisé depuis son maître Monteverdi, celui du Couronnement de Poppée ou du Retour d’Ulysse dans sa patrie (ultimes chefs d’oeuvres des années 1640). D’ailleurs, Alarcon en concevant le programme du présent double coffret illustre les multiples éclats amoureux tissant cette étoffe sertie d’épisodes et de séquences entremêlées dont la pluralité poétique ne dilue pas mais renforce la richesse expressive ; toujours c’est l’amour, sa duplicité, ses métamorphoses parfois qui se dévoilent ainsi à travers le chant de deux chanteuses ; chacune incarne les héroïnes du labyrinthe vertigineux et fascinant du cœur humain, une carte du tendre avant l’heure, où les deux solistes font l’expérience amère, profonde du cynisme sentimental. De là à concevoir par sa justesse et sa sincérité, un Cavalli prémozartien, le cap s’annonçait osé : il est franchement énoncé ici. Les sentiments qu’exprime Cavalli annoncent directement les grands opéras du Salzbourgeois. Mais ici, propre à l’esthétique vénitienne, la fragile parure des émotions se dévoile et prend vie en accord avec un consort d’instruments choisis, d’essence chambriste d’une finesse allusive et pudique millimétrée. Un tel raffinement instrumental prolonge par exemple de précédentes expériences menées par Alarcon dont l’excellent disque monographique dédié à Barbara Strozzi (2009) à la sensualité époustouflante et nuancée, elle-même élève de Cavalli. Voici donc de 1639 à 1668, des Noces de Thétis et Pélée, au dernier ouvrage jamais représenté (en raison des répétitions sabotées) : Eliogabalo, l’arche tendue cavallienne : une immersion dans les opéras présentés de façon chronologique et qui renseignent ainsi sur l’évolution du théâtre cavallien, selon ses librettistes, selon surtout la facilité d’une langue musicale de plus en plus libre, proche de la parole, épopée dans laquelle émerge la pause parisienne de 1660-1662 (Xerse II, puis Ercole Amante), conclue par le retour de Cavalli à Venise, hors des intrigues courtisanes fourbies par le jaloux et exclusif Lulli ; avec Scipione affricano, Cavalli mûr déploie un art encore plus original dont il faut mesurer la valeur à l’aulne d’Eliogabalo, l’accomplissement absolu.
Isolons surtout pour chaque galette ce qui constitue les points forts: -ambition de l’écriture, défis pour l’interprète-, apports majeurs de ce passionnant récital à deux voix.
Cd 1
L’air de Venere / Vénus des Noces de Thetis et Pelée (1639) est construit comme un ample récitatif souple et d’une ardente intensité que le chanteur doit articuler avec souplesse et précision. Prière incarnée d’une sensualité souveraine et humaine grâce au timbre diamantin et expressif de Mariana Flores.Toutes les séductions, et la fausse simplicité de la reine de beauté sûre de ses qualités plastiques, sont très finement caractérisées en une déclamation naturelle et incantatoire à l’énoncé doux et magicien.
Tout aussi ambitieux le récitatif accompagné de Procris des Amours d’Apollon et de Daphné de 1640 : plus engagé encore et dans une articulation plus proche du texte, jaillissement d’une expressivité linguistique dont le balancement exprime l’impuissance désespéré de l’amante démunie en l’absence de son aimé (Céphale). 7mn d’errement vocal d’une subtilité blessée, d’une gravité lugubre où le coeur de l’amante chante son angoisse d’être trompée, abandonnée, détruite.
Vénus, Procris, Médée, Isifile et Junon :
les femmes de Cavalli
Rien à l’époque de Cavalli n’égale l’imprécation infernale de l’ardente Médée du Giasone (1649), vrai portrait lugubre et tragique, plein de haine d’une femme amoureuse en vérité accablée au bord du suicide, cri du coeur de sa solitude. Anna Reinhold que nous avons auparavant écoutée en magicienne tout autant imprecatrice dans Didon de Purcell (1684), au Festival ddme William Christie à Thiré en Vendee, réussit l’expression de la fureur tragique qui dévoile sous les accents démoniaques, l’échec d’une âme solitaire vouée à l’autodestruction, âme maudite à la langue à la fois sauvage et raffinée, qui dès la fin du premier acte révèle une passion dangereuse.
Quel contraste avec la séquence alternant air / récitatif arioso qui suit du même Giasione, pathétique tout aussi intense et mordant mais ici sur le mode de l’imploration incarnée par la rivale de Médée, Isifile : Cavalli permet à la chanteuse d’exprimer un superbe portrait féminin, sensible et nuancé, celui d’une femme elle aussi abandonnée et finalement mais différemment à Médée, blessée. Ce Giasione mythique éblouit ainsi par les facettes contrastées, complémentaires des personnages féminins qu’il met en scène.
Les deux portraits se retrouvent finalement comme deux visages d’une même désespérance amoureuse.
Cd 2
Trois figures s’affirment surtout dans la seconde partie de ce programme passionnant : Adelante (Xerse, 1655) convoque une nouvelle figure de l’amoureuse démunie impuissante vainement éprise du frère de Xerse, Arsamène. Tour au long de l’opéra créé à Venise puis adapté pour la cour de qu rance en 1660, c’est le personnage tellement tragique le quel qui reste écarté par le jeu des couples affrontés éprouvés. Cavalli sait rythmer l’essoufflement tragique tendre de cette victime de l’amour par des coupes dans la ligne des cordes véritables suffocations/soupirs remarquablement écrits.
Habituellement caricaturée, Junon gagne un relief particulier dans l’acte I d’Ercole Amante de 1662 (autre ouvrage important pour la carrière parisienne du compositeur) : Cavalli laisse l’épouse de Jupiter exprimer très librement son indignation contre l’inconstance de Vénus qui pousse Hercule l’époux de Déjanire, dans les bras d’Iole. Finesse de la langue, volupté de l’orchestre tout en mélancolie allusive, Junon n’est pas cette furie domestique gardienne des voeux conjugaux mais une femme digne blessée outragée qui déesse oblige, suscite une tornade finale vertigineuse.
La lyre cavalienne ne saurait être complète ici sans l’ardent amour triomphal tel qu’il s’épanouit dans le final en quatuor d’Eliogabalo (ultime partition de 1667 et du reste jamais représentée du vivant de Cavalli), emblème conclusion de tout l’ opéra vénitien du Seicento depuis le Couronnement de Poppée monteverdien. On y relève une ivresse éperdue d’autant plus consciente et assumée qu’elle est comme souvent accouplée à un cynisme mordant que pimente encore le mouvement comique des quiproquos et des travestissements. L’opéra de Cavalli est l’un des plus riches et des plus justes. Ce double coffret nous le prouve à nouveau. L’attention pointilliste du maestro Alarcon soucieux de rétablir la prodigieuse poétique de la langue cavallienne, ajoute au succès de cette compilation lumineuse.
Francesco Cavalli : Heroines of the venetian baroque : Héroïnes du Baroque vénitien (2 cd Ricercar). Mariana Flores, Anna Reinhold. Cappella Mediterranea. Leonardo Garcia Alarcon, direction. Enregistrement réalisé en mai et juin 2014. CLIC de classiquenews d’octobre 2015.
Illustrations : Leonardo Garcia Alarcon (DR) ; la soprano Mariana Flores prête sa voix incarnée et languissante, aux héroïnes amoureuses éperdues ou tragiques de l’illustre Francesco Cavalli (DR)