CD, compte rendu critique. Dauvergne : Les Troqueurs. La Double coquette (version Gérard Pesson, 2014) 1cd NoMadMusic, 2011. Le vrai sujet des Troqueurs (1753) est l’échange par les fiancés de leurs promises respectives comme si les dulcinées pouvaient être gérées comme des marchandises. Pas sur cependant que les renversements de serments soient si bénéfiques que cela : Lubin qu’un contrat engage à Margot préfère Fanchon elle-même promise à Lucas ; aussi quand ce dernier se plaint très vite de Fanchon, Lubin propose l’échange qui convient à son compère. Ainsi le troc peut-il se réaliser. Ici en version chambriste, Les Troqueurs s’affirment tel un délicieux divertissement rustique et élégant dans lequel Dauvergne continuateur de Rameau sur le plan de l’inventivité comme de la vivacité, se pique d’italianisme car l’heure est aux Bouffons ultramontains : en pleine Querelle des Bouffons où les parisiens reçoivent le choc du délire comique alla napolitana, Dauvergne trouvant le ton parfait entre loufoque et subtilité dans le droit chemin du Pergolese de La Serva Padrona.
Hélas malgré une prise de son qui soigne le théâtre, et la proximité avec instruments et chanteurs, nous sommes loin de la vivacité trouble et ambivalente d’un William Christie vrai découvreur de l’oeuvre et pionnier à l’intuition si délectable (de surcroît avec un orchestre plus étoffé non moins caractérisé). Ici le défaut vient surtout d’un collectif instrumental qui ennuie à force de lisser tout les accents d’une partition qui en compte beaucoup. Les musiciens composent un continuo aigre, terne, surtout, manque de vrai sens des nuances, d’une tension uniforme. William Christie avait autrement compris le délire et la puissance politique et sociétale d’une partition profondément séditieuse.
La déception vient aussi des chanteurs surtout des femmes : Jaël Azzeratti n’articule pas assez et sa conception s’alourdit d’une vision schématique finalement caricaturale du personnage de Margot, quand elle devrait incarner le feu de l’intelligence pétillante, celle qui trompe celui qui croyait maîtriser, donannt une sévère leçon à son premier fiancé Lubin. Restent les deux barytons : équilibrant le jeu et le chant dans une projection intelligible, Alain Buet convainc en Lubin tandis que le Lucas de Benoît Arnould ne forçant jamais sa nature a l’idéale prestance d’un lettré distingué qui s’encanaille sans déraper dans un rôle de garçon rustique : on l’imagine bien dans les fameuses pièces populeuses chantées et mises en scène au théâtre de Trianon par Marie-Antoinette et ses proches. Les deux chanteurs restent intelligibles, ce qui est une qualité primordiale ici.
En réagençant La Double coquette de Dauvergne, Gérard Pesson revivifie la verve parodique politiquement incorrecte donc artistiquement délectable de Dauvergne
Pesson / Dauvergne, le mariage irrésistible
Dans La Double Coquette d’après Favart (autre perle française de 1753), Pesson réécrit les enchaînements dramatiques reconstruisant le fil original de la musique de Dauvergne dont il fait ainsi des joyaux réagencés dans un continuum contemporain passant de ses propres humeurs aux contrastes baroques. L’ovni qui en découle baroque/contemporain, produisant une distanciation critique parodique de la partition baroque des plus réjouissantes : le choc des deux mondes fait jaillir des étincelles et les rebonds qui naissent de cette confrontation permanente entre les conceptions théâtrales et les imaginaires sont particulièrement délectables ; mais hélas le sens et la compréhension sont diminués par l’intelligibilité de la soprano Isabelle Poulenard (Florise dès le Prologue) dont on perd près de 60% des mots! Un comble pour une chanteuse française défendant dans sa langue d’origine un drame si intense aux climats instrumentaux nuancés et ténus, ou le texte est primordial. Manque de préparation pour cette séquence d’ouverture qui est un vrai délire à la fois panique et tragique qui plonge dans le coeur de celle qui est trahie et entend se venger.
Pourtant dans ce contexte d’une époque à l’autre entre deux temps d’écriture, l’engagement des instrumentistes accuse un meilleur sens agogique avec des respirations justes, dans une prise de son moins artificielle et une pulsion moins mécanique.
D’ailleurs les choses s’arrangent nettement pour Florise / Isabelle Poulenard dans l’action proprement dite : l’entreprise de séduction de la nouvelle promise de son fiancé Damon se pique d’une ingéniosité irrésistible (justesse profonde de « Flatteuse espérance »), et dès lors déclamation en progrès. C’est un tourbillon, manège prêt à s’emballer qui emporte les personnages où l’écriture de Pesson joue de citations connues (« un jour mon prince viendra », Carmen de Bizet et même Rameau quand il s’agit d’évoquer l’harmonie, c’est le basson de Castor et Pollux qui se profile incidemment…) ; elle décortique la machine amoureuse du XVIIIè, cible dans l’arête vive des instruments souvent rugissants ou répétitifs, l’essence du marivaudage cynique propre à l’époque des Lumières : bientôt le Cosi de Mozart paraîtra et Dauvergne dans la vision recomposée de Pesson, préfigure ce labyrinthe des coeurs trahis ou manipulés, où le jeu des séductions fait souffrir et blesse ; au final Florise est une âme qui a été trahie : elle veut faire souffrir celle et celui qui en sont les responsables car en amour, un rien peut bouleverser.
Voyez cette femme écoeurée qui change de genre portant la moustache parvient à séduire et troubler la nouvelle fiancée de son promis Damon, mais aussi ce dernier lui-même piqué par le trouble de son ancienne fiancée au charme imprévu, redoublé. Du reste, le texte prendrait-il position après la polémique brûlante qui a sévi dans les classes à propos du « genre » ? Ici, le désir ne se soucie pas de la question des sexes car il faut libérer les corps : … » Une moustache qui se détache et vos désirs changent de genre / L’identité n’est qu’un décor, il faut affranchir les corps / On est bien bête si l’on s’arrête à cet air qui nous donne un genre / Il nous (leur) fallait plus qu’un amant pour effacer tous nos (leurs) tourments / Qui se laisse part out charmer connaît mieux le bonheur d’aimer « …
Pour défendre un texte facétieux et séditieux donc, Maïlys de Villoutreys et Robert Getchell aux côtés d’Isabelle Poulenard de plus en plus juste et troublante, piaffent et caquettent, de Dauvergne à Pesson, en subtiles abattages, jouant du double sens de chaque tirade, de fausses séductions en vrais aveux. On attend presque tout du Dauvergne d’origine, comme revivifié par les ajouts d’un Pesson qui aime à défaire pour mieux souligner la verve dérangeante du sujet. La surprise de cette assemblage Dauvergne / Pesson fonctionne, respectant la délicatesse du babillage amoureux et l’esprit mordant de la farce parodique. La partition de Pesson est à l’affiche de plusieurs salles et festivals cet été : à ne pas manquer. Cette Double Coquette plus convaincante que les Troqueurs, mérite absolument d’être écoutée.
On reste en revanche réservés sur la lecture d’Amarillis, le soutien des instruments y paraît rien que routinier et bien peu subtil.
Dauvergne : Les Troqueurs (1753). Pesson d’après Dauvergne (2014) : La Double Coquette. Amarillis. 1 cd NoMadMusic – Enregistré à Versailles en octobre 2011.