CD. Claudio Abbado dirige la 9ème de Bruckner (Lucerne 2013). Deutsche Grammophon édite fin juin, le dernier concert public du chef d’orchestre Claudio Abbado. C’était à Lucerne le 23 août 2013, le chef italien dirigeait « son » orchestre suisse, dans deux pièces maîtresses du répertoire symphonique romantique : l’Inachevée (8e Symphonie) de Schubert et la Symphonie n° 9 de Bruckner (elle aussi inachevée…). D’une intériorité irréelle conférant à sa direction un état de grâce inoubliable pour les spectateurs d’alors, Claudio Abbado semblait bien y faire son adieu au monde et aux hommes…. Fin juin 2014, paraît le premier volet de ce concert mémorable : la 9ème Symphonie de Bruckner, ainsi révélée et transfigurée, dans son inachèvement originel (trois premiers mouvements).
La 9ème (et ultime de Bruckner) lui coûta un long délai de gestation : plus de 7 ans…. des premières esquisses en 1887 à l’achèvement du 3è mouvement (Adagio) en 1894. Entretemps, l’échec de la 8ème Symphonie lui valut une semi dépression : Bruckner ne reprit la plume qu’en avril 1891. Au terme de sa vie, le compositeur si peu estimé pour son art, puisa dans les deux dernières années de sa vie, l’énergie pour terminer sa dernière oeuvre … en vain. La pleurésie usa ses dernières ressources et le final demeura à l’état d’ébauches et d’annotations diverses… un casse tête pour les musicologues et interprètes contemporains.
La 9ème comme c’est le cas de Schubert (mais pas de Beethoven qui finit son ultime opus, ni de Mahler, auteur d’une presque 10ème), la 9ème de Bruckner est donc une bouleversante inachevée. En place du dernier mouvement esquissé, Bruckner invita à jouer en guise d’ultime épisode, son Te Deum… tel fut le cas lors de la création des trois premiers mouvements en 1903, ce que depuis, beaucoup de musiciens ont fait et font toujours. D’autres écartant les versions en reconstitutions signés Nowak et Haas, préfèrent terminer le cycle symphonique de Bruckner par le 37me mouvement (Adagio), tel l’adieu d’un homme de coeur et de ferveur sincère qui n’aspirait qu’à la paix de son âme : un auto requiem en quelques sorte.
Abbado nous laisse ici l’un de ses ultimes accomplissements symphoniques réalisés avec l’orchestre qu’il a fondé pour le festival de Lucerne. Le chef semble graver dans le marbre cette nouvelle lecture recherchant la part de l’ombre, le surgissement de l’inéluctable qui s’exprime dans le grandiose et l’expression directe brute âpre du fatum (2 ème mouvement). Gageure réjouissante l’effet des masses sonores n’empêche pas la ciselure des épisodes plus introspectifs voire intimes : les éclairs plus évanescents s’appuyant sur la légèreté sautillante et ciselée des violons et des bois, contrastent idéalement avec le motif d’une tragédie puissante (cuivres rugissants) qui s’accomplit après les pizz des cordes. Si Giulini, autre immense Brucknérien nous fait ressentir les vertigineuses architectures, Abbado réussit également en sondant jusqu’au tréfonds des ténèbres, la désespérance humaine. Il parvient à résoudre l’enchaînement des parties colossales des blocs pupitres affrontés sans perdre jamais la tension ni la continuité du discours formel.
Un cap est franchi avec les passages d’une sourde profondeur plus tenue encore dans le 3 ème mouvement qui en une coloration wagnérienne somptueuse pleinement assumée et manifeste – citation à peine voilée du testament du maître si vénéré : Parsifal. Ils apportent les éclairs mordorés d’une révélation visiblement éprouvée puis cultivée grâce au maître de Bayreuth. Les éclairages que tisse alors Abbado réussissent à transmettre l’idée d’une expérience intime qui se fond avec le prope destin du chef dont la mine physique, celle alors d’un frêle aigle à peine remis de sa longue maladie… la direction investie est aussi celle d’une bouleversante tragédie personnelle. Ces deux lectures se mêlent et dialoguent ici avec une intensité, une justesse de ton, une sincérité prenante et ineffable, immédiate et presque frontale, entre ressentiment pudique et proclamation gorgée d’espoir triomphant, jamais écoutée chez Bruckner jusque là. Une telle profondeur de vue vécue comme une odyssée en apné, parfaitement conduite, fait entendre une réflexion critique intérieure riche et très intense qui se rapproche de… Mahler, compositeur que Claudio Abbado connaît et approche de la même manière : impétuosité de la lutte, tensions et vertiges avant l’illumination finale, aux murmures pleins de renoncement et de sérénité enfin recouvrée.
La riche texture de l’orchestre aux effectifs wagnériens déploie un paysage spectaculaire et investi, humain et cosmique comme si chaque volet de la symphonie inachevée était l’émanation du Ring wagnériens. Bruckner s’inscrit dans les pas de son prédécesseur avec une justesse à la fois respectueuse et fraternelle. Le cheminement n’est pas sans rappeler le parcours des symphonies de Mahler. Le souffle qui s’y déploie est celui d’un dragon puissant et serein. Sans forcer le trait dans l’opposition des pupitres cordes/cuivres que d’autres chefs s’emploie à sculpter jusqu’à la démonstration conflictuelle, Ababdo réalise plutôt la fluidité des épisodes en creusant pour chacun, leur climat, leur profond équilibre.C’est donc pour Abbado une expérience intime, l’offrande inespérée de son éblouissante sensibilité orchestrale. Respectueux du manuscrit original transmis par le Bruckner incomplet, Abbado nous gratifie ainsi des trois mouvements autographes et achevés dont l’unité et la cohérence interne n’auront jamais été aussi mieux investies. Ici le testament de Bruckner rejoint celui du chef italien. Bouleversant. Évidemment CLIC de classiquenews.
Bruckner : 9ème Symphonie. Lucerne festiaval orchestra. Claudio Abbado, direction. 1 cd Deutsche Grammophon, enregistrement réalisé en août 2013 à Lucerne.