Quand un miroir nous est tendu, tout ce que nous cachons explose en un instant. L’évidence cruelle nous ôte les oripeaux que nous croyons porter et la vérité du reflet nous agrippe comme une griffe glacée. L’art dans sa multitude de formes peut être cruel dans sa monstration continue des vérités et de nos travers. Ces défauts qui nous sont touchants ou ridicules à souhait, selon les perspectives. Ubu est une entité, une sorte d’ectoplasme qui hante tout être un tant soit peu ambitieux. De l’infamie d’un Pinochet à la gloriole communicante des ministres de passage, Ubu est un masque qui colle à toute personne qui oublie qu’être au pouvoir expose au ridicule, surtout quand on se prend trop au sérieux. N’est-ce pas cela qui fait le fond de cette fable sans âge? Conçue d’abord comme une « private joke » de lycéens en réaction au professeur Hébert, l’intrigue polonaise d’Ubu roi épouse parfaitement les codes des plus violentes satires du pouvoir et des tragédies anti-héroïques. Alfred Jarry, paladin de la pataphysique et visionnaire génial, s’est lancé à corps perdu dans cette pièce au vitriol où tout le monde passe à la « trappe ».
Crédit photographique © Christophe Raynaud Delage
Créée en 1896 sous forme de marionnettes dans l’atelier de Claude Terrasse, rue Ballu (Paris), cet Ubu roi est l’héritier d’une tradition théâtrale malgré sa fraîcheur insolente. Dans le décor lointain d’une Pologne « inexistante » (en effet la Pologne était une province russe à l’époque), Ubu semble répondre à un autre grand anti-héros du passé histrionique : Segismundo. Le célèbre protagoniste de la Vida es sueño de Pedro Calderon de la Barca est aussi excessif que le médiocre Ubu. Tous les deux partagent ce sublime qui gît dans l’excès, cet « anti-héroïsme » qui anoblit même les pleutres, les lâches ou les névrosés.
Les fantastiques Frivolités parisiennes nous restituent enfin Ubu roi dans son intégralité, notamment avec la musique de scène que Claude Terrasse a si bien composée pour ajouter des couleurs chatoyantes au texte insolent d’Alfred Jarry. Ce spectacle est un régal absolu avec une mise en scène parfaite en tous points. Du décor aux tubes de soufflerie « pendouillantes » comme autant de trompes ou de gigantesques asticots d’un noir de jais. Pascal Neyron n’a aucune difficulté à nous tendre le miroir terrible d’Ubu et nous le rendre sympathique malgré sa nature méprisable et suffisante. Dans cette mise en scène, il est question de nous et de ceux qui proclament nous gouverner. Dans les mains géniales de Pascal Neyron, l’intrigue, les comédiennes et comédiens forment un matériau qu’il façonne et sertit comme un orfèvre dans des dynamiques et des tableaux dignes des plus grands metteurs en scène.
Côté plateau, la distribution est incroyable. Ubu est incarné par un Paul Jeanson plus vrai que nature, à la justesse parfaite. La truculente Mère Ubu est campée par Sol Espeche, qui nous avait déjà émerveillés avec sa mise en scène de Coup de roulis d’André Messager : elle est ici fabuleuse, extraordinaire d’humour, et d’un naturel désarmant. Manu Laskar est un Général Bordure désopilant et calculateur, avec un luxe de subtilité dans l’expression. Le Roi, la Reine, le Tsar et la tsarine sont dévolus à Jean-Louis Coulloc’h et Nathalie Bigorre divins. Le Bougrelas d’Elisabeth de Ereño est touchant dans son rôle de jeune vengeur, à l’image du Sesto du Giulio Cesare de Haendel. a distribution est complétée par les musiciennes et musiciens des Frivolités parisiennes dont on remarque l’immense talent comique. Mention spéciale pour Benjamin El Arbi, qui nous ravit avec un solo de guitare électrique, comme un interlude magnifique.
Les Frivolités parisiennes nous livrent une interprétation équilibrée mais dynamique de la musique de Claude Terrasse. L’exercice de la musique de scène est souvent complexe, ici elle reprend toute sa place grâce à l’excellence des musiciennes et musiciens d’une des compagnies les plus passionnantes de France.
Dans notre ère de grande « transparence », où la réussite d’un quart d’heure claironne tel un triomphe romain, il est temps que nous regardions bien ce que nous reflète l’écran noir de nos smartphones. Peut-être y verrons-nous dans notre regard hagard qu’il est temps de rester à notre place, et savoir apprécier le mérite acquis par l’effort. Naïf espoir face au hasard qui rabat sans cesse les cartes et souffle ses bourrasques sur la roue de la Fortune dont l’essieu ne cesse jamais de tourner.
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CRITIQUE, théâtre musical. PARIS, Théâtre de l’Athénée-Louis-Jouvet, le 16 octobre 2024. JARRY / TERRASSE : Ubu roi. P. Jeanson, S. Espeche, J.L. Coulloc’h, N. Bigorre, M. Laskar, E. de Ereno… Pascal Neyron / Les Frivolités parisiennes.