Continuité, approfondissement... Cette Walkyrie fait suite à l’Or du Rhin que nous avons pu écouter également à la Philharmonie de Cologne à l’été 2023. La suite de l’aventure à la fois musicale et musicologique apporte à nouveau d’indiscutables bénéfices. Avec ses 5 harpes, 6 contrebasses, cors, doubles bassons, clarinette basse,… évidement les cordes en boyau, l’orchestre spécifique ainsi constitué, est au plus près de celui wagnérien de 1876, au moment de la création du premier Ring à Bayreuth. En réalité, le programme est bien le plus convaincant mené ces dernières années s’agissant d’un Wagner sur instruments d’époque.
Rappelons que le projet intitulé « WAGNER CYCLES » est l’aboutissement de 4 ans de recherche et de préparation assidue réalisée par l’équipe du festival de musique de Dresde / Dresden Musik Festival et son directeur Jan Vogler, auxquels est associé un collectif de musicologues spécialistes piloté par Kai Hinrich Müller. Le chef Kent Nagano peut ainsi réaliser ainsi une lecture wagnérienne aussi décisive que celle qu’en donnait en 1965 le grand et légendaire Karajan, il y a presque 60 ans. Aucun orchestre français ne s’y est attelé à ce jour [pour l’intégralité du Ring]. Il était temps que ce Wagner historique, dans le deux sens du terme, fasse escale à Paris. Après tout c’est la France qui regroupe la communauté de wagnérophiles la plus importante en Europe depuis les Baudelaire et Fantin La tour à la fin du XIXeme…. La Philharmonie de Paris se devait d’accueillir telle réalisation pour le plus grand bonheur des spectateurs parisiens [cf sa nouvelle saison 24- 25 récemment communiquée].
A Cologne, triomphent les Wälsungen
Bouleversante Sieglinde de Sarah Wegener
Sur le plan dramatique, certains profils et les situations qui leur sont liées, gagnent une étonnante clarification. Citons essentiellement les personnages clés du clan Wälsungen (les « fils du loup », eux-mêmes enfants de Wotan), Sieglinde et Siegmund, parents du futur Siegfried ; c’est dire leur importance dramatique, pour ce qui suivra dans les épisodes à venir au sein du cycle [Siegfried puis Le Crépuscule des Dieux].
Aboutie, juste, au chant sobre et naturellement articulé, saluons d’abord la somptueuse Sieglinde de Sarah Wegener qui tient sur la durée, toutes les nuances de son personnage, en insufflant à son duo avec Sigmund, l’énergie tendre, et pas à pas, du I au II, – avant qu’elle ne s’endorme,l’ardent désir vers son frère, puis l’ivresse amoureuse mais aussi héroïque qui les fusionne, telle que rêvée par Wagner au meilleur de son inspiration.
Somptueux couple des Wälsungen : Ric Furman (Siegmund) et Sarah Wegener (Sieglinde) © Thomas Brill
Le rôle se révèle passionnant à l’image de sa rencontre, inouïe, inespérée avec ce frère qu’elle ne reconnaît pas d’abord [Siegmund]. En elle s’incarne certainement l’idéal féminin de Wagner : la volonté de Brunnhilde qui alors n’a pas encore paru sur scène, tout en prolongeant l’étoffe d’une… Isolde (Tristan und Isolde de 1865). Cette seconde journée aurait pu s’appeler « Sieglinde » plutôt que la Walkyrie mais Wagner a choisi légitimement La Walkyrie comme titre au regard de son destin dans les 2 ouvrages qui suivent [Siegfried et le Crépuscule des Dieux] et l’importance de sa trajectoire dans le cycle total du Ring. C’est aussi souligner ici cette bascule qui agit dans son cœur : c’est bien sa confrontation avec le courage et la dignité sublime de Sigmund [à l’acte II, alors que Sieglinde est endormie à ses côtés] qui détermine la volonté de la Walkyrie : sa liberté comme femme mortelle ; elle désobéit à son père Wotan. La compassion et l’esprit fraternel sont au cœur du travail de Wagner. Ils déterminent la singularité de la Walkyrie déchue, devenue en fin d’action mortelle.
Rien à dire de la Walkyrie de Christiane Libor, dont d’emblée les redoutables aigus qui affirment le personnage au début du II, en présence de Wotan (qui lui donne ses ordres), sont éclatants, puissants, idéalement martiaux et juvéniles de surcroît.
Face à elle, le Siegmund très abouti lui aussi de Ric Furman, se révèle à la hauteur du rôle, ténor plus léger qu’héroique, le soliste éclaire ce fabuleux guerrier en quête de lui-même dont la droiture inspire la Walkyrie : toute sa partie au II, avec Sieglinde puis La Walkyrie est défendue dans une mezza voce, chant de la confession, d’une humanité bouleversante. Les phrasés sont proches du sprachgesang, chant parlé, articulé d’une précision caressante ; voilà qui enrichit considérablement le personnage et assoit son épaisseur dramatique : on comprend dès lors que la guerrière encore aux ordres de son père, soit bouleversée par ce modèle d’humanité mortelle.
COULEURS, ACCENTS, PUISSANCE DE L’ORCHESTRE
Rien ne manque dans cette lecture passionnante où triomphent le relief miroitant et les couleurs comme la puissance de l’Orchestre. D’un bout à l’autre, c’est un festival de timbres, d’alliages régénérés, de frottements inédits, d’effets et de trouvailles sonores inimaginables et qui manifestent l’acuité et la pertinence des instruments historiques comme si surgissaient toutes les nuances d’une partition dépoussiérée, dans ce jaillissement proche des origines, espéré, réalisé. Wagner n’est pas seulement un immense symphoniste qui possède toutes les nuances instrumentales et la texture de l’Orchestre, c’est surtout un psychologue de premier plan dont chaque scène révèle les moteurs primaires de la psyché.
GALERIE DE COUPLES
Des couples ici rayonnent dans des confrontations décisives. Après l’Or du Rhin, La Walkyrie se réalise dans une suite d’affrontements déterminants et bouleversants ; d’abord le duo des walsüngen, Sigmund et Sieglinde, qui occupe la majorité du I ; puis le long débat entre Wotan et son épouse Fricka [au II], furieuse, outragée, inflexible ; enfin c’est le duo de la fin entre le père et sa fille, Wotan en dieu déchu et la Walkyrie, prête à renaître et vivre sa vie de femme mortelle [dans les épisodes suivants où d’ailleurs, rien ne lui sera épargné]. Pour le moment la guerrière cuirassée, casquée fait tomber l’armure pour l’amour et la compassion. Bel engagement moral.
A la tête de cette fabuleuse phalange instrumentale composée des musiciens de l’Orchestre du Festival de Dresde auxquels se sont joints plusieurs instrumentistes du Concerto Köln, dirige Kent Nagano, artisan fédérateur de ce Wagner historiquement informé : direction vive et précise qui marque tous les départs aux instrumentistes comme aux chanteurs placés à ses côtés ; le chef veille aux équilibres, en particulier pour ne jamais couvrir les voix, ce qui n’arrive jamais à Bayreuth, le temple wagnérien par excellence où les instrumentistes sont placés sous la scène justement à dessein.
SANS MISE EN SCÈNE : UN CHAMBRISME SUPERLATIF
Mais ici reconnaissons le mérite de la version sans mise en scène : l’auditeur débarrassé des mauvais déballages [action et décors] si fréquents, fait l’expérience d’une mise en espace sobre et efficace où l’œil se concentre sur ce qu’il écoute, sur le verbe dramatique de chaque PERSONNAGE, où les simples regards des chanteurs soulignent le sens et les enjeux de chaque scène. Sans pollution visuelle, ni pseudo relectures théâtreuses, ce qui frappe surtout, c’est ce chambrisme permanent, propre aux lieder, qui se distingue et s’avère bénéfique. Comme chez Mahler, ses cycles pour orchestre, le relief de chaque accent est perceptible et détaillé, réajustant continument le rapport des timbres entre eux, l’équilibre entre chant et orchestre. Alors le choix de Wagner pour tel instrument solo [violoncelle, clarinette et surtout clarinette basse, hautbois ou cor anglais…] est comme dévoilé dans sa percée poétique qui souligne ou commente tel mot prononcé ; et chaque intermède d’une scène à l’autre est vivifié d’une vie propre, soulignant comment le compositeur est un génie inégalé par sa faculté à sublimer ce qui vient d’être exprimé comme à le relier au caractère de la scène suivante. Outre le relief psychologique, c’est aussi la place et le rôle des séquence purement orchestrale qui se dévoilent, et donc l’intelligence de la construction globale. S’y précisent le souffle de la légende et l’emprise de la malédiction de l’anneau (à travers le jugement du nain Albérich dans L’Or du Rhin précédent) : chaque personnage fait l’expérience de son impuissance comme être maudit.
L’OPÉRA DE L’AMOUR
Pourtant plus que dans tout autre opéra du Ring, La Walkyrie développe cette couleur de l’amour, extatique, éperdu, enivré, inextinguible, halluciné ; aussi intense qu’il est court et aussitôt sacrifié ; ainsi, la fusion Siegmund / Sieglinde (aux I et au II), et puis la tendresse entre le père et sa fille, Wotan / Brünnhilde… Chacun fait ici l’expérience de la mort, du renoncement, du sacrifice. Dans les autres journées, aucune place pour l’amour sinon le calcul, la manipulation, les contrats.
Pour autant tel chambrisme sait aussi rugir et même terrifier par sa noirceur [la haine guerrière et glaçante de Hunding au I], ce qui a fait toute la valeur de la version elle aussi majeure de Karajan. Ce soir le rapport orchestre et chant s’ impose comme une nécessité, une évidence qui associée à l’éloquence de l’Orchestre, affirme l’intelligence du livret de Wagner.
SÉRIE DE TABLEAUX SAISISSANTS
Parmi les séquences les plus emblématiques, évidemment le début de la partition… Cette tempête et ce déchaînement des éléments qui inscrivent immédiatement l’errance de Siegmund tel un fugitif à la fois apeuré et déterminé ; toute la parure orchestrale qui suit le héros sacrificiel dont toute la quête est d’identité, à la recherche de sa sœur puis de son père : seul, il hurle malgré le destin qui l’accable, la grandeur de son clan [« Wälse »], fusionné avec le thème de l’épée [Notung], dans une couleur harmonique qui a des irisations déjà parsifaliennes, – et préfigure le destin héroïque du fils à venir [Siegfried]. Le détail et la magie des timbres nourrissent la texture d’un orchestre psychologique. D’ailleurs tous les non dits, cette profusion de sentiments et de souvenirs qui affleurent et font l’épaisseur de chaque protagoniste, s’affirment ici dans des couleurs et un dessin réarticulés comme rarement.
L’étoffe que tissent Kent Nagano et ses instrumentistes dans l’expression d’un amour naissant, d’une fusion viscérale entre Siegmund et Sieglinde, restera mémorable. Ce jaillissement qui est à la fois envoûtement [au sens tristanesque] et enivrement demeure l’apport le plus miraculeux et convaincant de cette lecture.
D’autres moments suspendus paraissent aussi au II, justement dans le long récit de Siegmund, sur ses origines supposées, sa quête du père, (Sieglinde endormie à ses côtés)… Alors la Walkyrie éprouve ce sentiment clé de compassion qui détermine toute l’action à venir. Enfin le thème du feu [qui conclura encore le Crépuscule à la fin du cycle] et qui tisse lui aussi la somptueuse muraille de flammes protégeant la Walkyrie sur son rocher : la encore, l’ultime tableau dévoile l’éloquente profusion de l’Orchestre, véritable acteur du drame. Tous les chanteurs sont convaincants, apportant un soin particulier à l’articulation du texte : l’aplomb solide et bien timbré du Wotan de Derek Welton (de surcroît excellent acteur), la basse efficace et glaçante de Patrick Zielke qui a aussi la carrure du rôle ; l’intensité de la mezzo Claude Eichenberger qui fait une Fricka impérieuse, ulcérée, cependant en manque de nuances (on se souvient que la Fricka d’Annika Schlicht était autrement plus éruptive comme articulée dans l’Or du Rhin l’année dernière). Pour autant ne boudons notre plaisir : les mille joyaux de l’orchestre, la très haut tenue des solistes, la direction affûtée, équilibrée, à la fois détaillée et psychologique, architecturée et dramatique de Kent Nagano, font de cette Walküre historiquement informée, une réussite totale. Vite la suite… Rendez-vous est pris l’année prochaine (une tournée européenne qui s’annonce comme l’événement wagnérien 2025 devrait poursuivre l’enthousiasme suscité avec la 2è « Journée » du Ring : Siegfried).
Saluts à la fin de l’Acte I, celui des Wälsungen © CLASSIQUENEWS.COM
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CRITIQUE, opéra. COLOGNE, Philharmonie, le 24 mars 2024. Richard Wagner : Die Walküre WWV 86B / La Walkyrie – Opéra en trois actes. Premier jour du festival scénique « L’Anneau du Nibelung » WWV 86 (1848-1874).
Derek Welton, baryton-basse (Wotan)
Ric Furman, Ténor (Siegmund)
Sarah Wegener, soprano (Sieglinde)
Christiane Libor, soprano (Brünnhilde)
Patrick Zielke, Basse (Hunding)
Claude Eichenberger, mezzo-soprano (Fricka)
Natalie Karl, Soprano (Helmwige)
Chelsea Zurflüh, soprano (Gerhilde)
Karola Sophia Schmidt, soprano (Ortlinde)
Ulrike Malotta, Alt (Waltraute)
Ida Adrian, mezzo-soprano (Siegrune)
Marie Luise Dreßen, mezzo-soprano (Roßweiße)
Eva Vogel, mezzo-soprano (Grimgerde)
Jasmin Etminan, Alto ( Schwertleite )
Orchestre du Festival de Dresde / Dredsner Festspielorchester
Concerto Köln
Kent Nagano, direction
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LIRE aussi notre critique de L’OR DU RHIN par Kent Nagano et l’Orchestre du Festival de Dresde, Concerto Köln / 18 août 2023 : https://www.classiquenews.com/critique-opera-cologne-koln-philharmonie-le-18-aout-2023-wagner-das-rheingold-lor-du-rhin-concerto-koln-dresdner-festspielorchester-kent-nagano/
événement de l’été 2023
le WAGNER « historique » de Kent Nagano
Das Rheingold régénéré, captivant
Approfondir
L’approche du WAGNER CYCLES : comprendre les objectifs de cette aventure passionnante qui réalise enfin un Wagner « historique » (le cas de L’Or du Rhin) :