L’excellent Ballet National Tchèque se produit pour la première fois à l’Opéra Royal de Wallonie-Liège : un événement fêté par un public enthousiaste, lors de cinq représentations données à guichets fermés.
Disparu tragiquement à seulement 45 ans suite à une intoxication médicamenteuse, le chorégraphe John Cranko (1927-1973) a bâti sa réputation sur le travail réalisé lors de son long mandat à la tête du Ballet de Stuttgart, dont il a fait l’une des compagnies les plus en vues. Peu de temps après son arrivée dans la capitale du Bade-Wurtemberg, le Sud-Africain choisit de consacrer son premier projet d’envergure à Romeo et Juliette de Sergueï Prokofiev, dès 1962 (soit bien avant la création parisienne confiée à Rudolf Noureev, en 1984). Le succès immédiat permet au ballet de Prokofiev d’obtenir une reconnaissance mondiale, bien au-delà des seuls extraits tirés des suites d’orchestre, qui avaient fondé sa réputation au disque comme au concert. Créé en 1938, puis révisé en 1940, ce ballet appartient à la période soviétique de Prokofiev, où le compositeur fait allégeance au régime totalitaire en privilégiant l’ivresse mélodique, parfois à la limite du lyrisme. Loin des audaces rythmiques ravageuses du début des années 1920, incarnées à la fois par la Deuxième symphonie et l’opéra L’Ange de feu, le compositeur se permet de reprendre la célèbre et délicieuse Gavotte de sa Première symphonie (1918), d’inspiration néo-classique.
En compositeur déjà très demandé pour les musiques de film (voir notamment Alexandre Nevski et Ivan le Terrible pour le cinéaste Sergueï Eisenstein), Prokofiev étire ses mélodies majestueuses et tisse des sonorités admirablement variées, en confiant un rôle prépondérant au saxophone ténor. Outre ce plaisir strictement musical, d’une émotion étreignante en dernière partie, le spectacle bénéficie des chorégraphies souvent désopilantes de John Cranko, qui multiplie traits d’humour et de malice pour tirer l’ouvrage vers davantage de légèreté au début : cabrioles et facéties acrobatiques rythment les tribulations amoureuses des trois jeunes soupirants du clan Montaigu, dont Romeo à leur tête. On est bien loin des visions sombres et sérieuses, préférées ailleurs. Dès lors que le tragique entre en scène, avec la mort de Mercutio, le contraste n’en est que plus saisissant, en plongeant les protagonistes dans une agonie inéluctable. Auparavant, l’esprit festif et joyeux du spectacle revisite avec bonheur les danses populaires moyenâgeuses, autour de costumes de toute beauté, entre couleurs mordorées et matières chatoyantes.
Malgré une chute inopinée lors d’une scène secondaire au début, la Juliette incarnée par Alina Nanu séduit par ses déplacements aériens, en une grâce diaphane. Quasiment sur scène pendant toute la représentation, le Roméo de Paul Irmatov touche au but par son mélange de fragilité et de sensualité, en une solidité technique jamais prise en défaut. A ses côtés, Matěj Šust compose un irrésistible Mercutio jusque dans son combat final, où il se moque de son adversaire avec autant d’espièglerie que de brio. Enfin, le chef Václav Zahradník impressionne par la concentration qu’il impose aux instrumentistes liégeois dès le début de la soirée, entre tempi étirés et savamment étagés, au bénéfice de sonorités d’une épaisseur enveloppante, qui ne versent jamais dans un lyrisme excessif. Une très belle soirée, à tous points de vue !
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CRITIQUE, danse. Liège, Opéra, le 24 mars 2024. PROKOFIEV : Roméo et Juliette. Ballet de l’Opéra national de Prague, Orchestre de l’Opéra Royal de Wallonie-Liège, Václav Zahradník (direction musicale) / John Cranko (chorégraphie) / Jane Bourne, Filip Barankiewicz (mise en scène). A l’affiche de l’Opéra royal de Wallonie à Liège, jusqu’au 24 mars 2024. Photo : ORW-Liège / J. Berger.