Quand l’on a plaisir à explorer les rayonnages des bibliothèques et autres archives il y a des rencontres qui font rêver. C’est le cas de cette Iphigénie en Tauride, collaboration subie de deux grands maîtres de l’opéra français baroque. Le XVIIème siècle touchait à sa fin avec son cortège de malheurs. Guerre, hiver rigoureux et deuils à répétition se déversaient sur la glorieuse France du Roi-Soleil au crépuscule de sa vie. C’est à ce moment là que Henry Desmarest, compositeur célébré à la cour, La Chapelle et la scène, suit son penchant pour une jeune pupille et s’enfuit dans la Lorraine indépendante du très jeune duc Léopold Ier. Desmarest fut condamné à mort par contumace et pendu en effigie Place de Grève face à l’Hôtel de Ville à Paris. Triste destin d’un talent aussi fabuleux qui poursuivra sa carrière auprès du duc de Lorraine et verra ses œuvres diffusées en Allemagne dont notamment son Vénus et Adonis repris même au Théâtre de la Monnaie en 1714 et à Hambourg en 1725 sous la houlette de Telemann !
Qu’est devenue son Iphigénie en Tauride qu’il a dû laisser inachevée par son départ précipité en 1699 ? C’est bien des années plus tard que l’on confie à un autre talentueux relapse : André Campra. La création en 1704 fut un échec mais le succès vint en 1711 et se maintint même hors de France. La partition est un accord parfait entre les styles des deux maîtres et à un véritable sens de la tragédie comme on les aime. 2024 est dans sa prime enfance et l’histoire d’Iphigénie, Oreste et leur confrontation avec la brutalité d’une culture xénophobe semble porter un débat d’actualité. En effet, la Tauride, ancien nom de la Crimée, est gouvernée par le roi Scythe Thoas. Cette civilisation sacrifie à Diane tout étranger qui arrive sur les rivages escarpées de leur cité. Dilemme familial parce qu’Iphigénie doit planter le couteau sacrificiel dans le sein de son propre frère qui s’échoue en Tauride poursuivi par les Erynies. Quoi qu’il en soit, la tragédie s’achève avec la fuite des victimes innocentes et une arrivée ex-machina de Diane qui condamne l’interprétation sanglante de son culte par des peuples sauvages : les dieux ne sauraient souffrir des offrandes de sang. Curieux tournant pour le matricide Oreste qui est lavé de son crime à l’orée d’une mort violente sous le sceau du sacré. Le dernier sacrifice d’Iphigénie sera le roi Thoas, avertissement pour tout ministre ou chef d’État : la loi scélérate constituée en poignard sacrificiel se retourne tôt ou tard contre celui qui l’a brandie et éclabousse l’autel et le sacrificateur. Personne n’est épargné dans le massacre des innocents.
Outre le côté tragique et la musique, cette Iphigénie en Tauride porte le langage inventif de Desmarest et l’écriture très efficace de Campra, aucun effet superflu, aucune longueur à outrance. C’est une partition riche et complexe… et tellement belle ! Pour la recréation d’une telle merveille, Hervé Niquet et son Concert Spirituel sont nets dans l’approche. Les contrastes sont précis, les couleurs brillantes. La musique est servie dans toute sa splendeur et les chœurs sont un délice tout au long de la représentation. Le retour de l’Iphigénie de Desmarest/Campra ne pouvait être possible que grâce à la coproduction avec le Centre de Musique Baroque de Versailles. Cette institution, menée par une équipe dynamique et remarquable, nous permet d’entendre enfin des partitions qui nous ont toujours fait rêver.
Véronique Gens est une Iphigénie de légende. Superbe dans sa diction et dans toute l’étendue de la vocalité de la tessiture de Grand-dessus. Sa scène de délire mérite de figurer au firmament des grandes scènes d’opéra avec celles de Lady Macbeth et d’Elettra ! Thomas Dolié est un Oreste tout aussi extraordinaire, il défend cette musique avec raffinement et sans aucun excès. Nous apprécions tout autant Reinoud van Mechelen qui est un Pylade émouvant, à la voix de velours. Olivia Deray est une belle découverte dans le rôle d’Electre avec une belle étendue et une diction généralement bonne. La fabuleuse Floriane Hasler est une Diane au hiératisme non démuni de sensualité. Malgré deux courtes apparitions nous avons été conquis par sa maîtrise du style et une réelle connaissance de l’ornementation. Hélas nous avons été plus que déçus du Thoas de David Witczak qui revient sans cesse dans les distributions. Sa voix semble contrainte dans les aigus, ses graves inaudibles et son sens du théâtre s’avère très limité.
Les étrangers
« Nous ne savons pas combien le port est amer quand tous les bateaux sont partis » (G. Seferis)
Et si de l’autre côté des mers des cérémonies nous semblent étranges et lointaines, pouvons-nous les condamner ? Quel serait alors le prix à payer aux yeux du récit des siècles? À l’image de Thoas serions-nous des pourfendeurs aveugles de l’altérité ? Ou bien serions nous tous un jour ces Oreste fuyant nos fautes passées et cherchant l’asile dans une angoisse perpétuelle ? Iphigénie et son chant à quatre mains ne semble plus guère très éloigné des vers superbes de la chanson de Léo Ferré Les étrangers : « Quand la mer se ramène avec des étrangers, homme ou chien, c’est pareil, on les regarde naviguer« . Alors quand la mer nous apportera la différence saurons nous l’apprécier ou la sacrifierons-nous au risque de nous noyer dans le sang que nous aurons fait couler ?
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CRITIQUE, opéra. PARIS, Théâtre des Champs-Elysées, le 9 janvier 2024. DESMAREST / CAMPRA: Iphigénie en Tauride. V. Gens, T. Dolié, R. Van Mechelen, F. Hasler… Le Concert Spirituel / H. Niquet. Photos (c) Cyprien Tollet / Théâtre des Champs-Elysées.
