Dans une interview du Maestro Daniele Gatti, retranscrite dans le programme de salle, celui-ci affirme Ă propos de cette (nouvelle) production de Tristan und Isolde au Théâtre des Champs-ElysĂ©es : « Avec Pierre Audi, nous avons choisi de nous engager dans une direction chambriste ». Une production chambriste donc, intime, recentrĂ©e, dans un théâtre de dimension humaine : c’est le vrai atout de cette production de Tristan, qui cherche ainsi Ă dĂ©barrasser Wagner de son dĂ©corum lourd, de l’image massive de son Ĺ’uvre.
Le drame intime est donc sur scène. Exit les vaisseaux, la nature luxuriante et les châteaux moyenâgeux. Tout sur scène respire la simplicité et l’épuration absolue. Le plateau est recouvert d’un plancher noir. En arrière scène, un demi cercle blanc vient clôturer l’espace. Celui-ci est donc fermé et les personnages ne parviennent qu’à entrer sur le plateau que par une trappe disposée en fond et sous la scène. Pas d’échappatoire possible ni à cours ni à jardin. C’est dans cet espace clos que le drame intime va prendre racine. Au premier acte, des grands panneaux métalliques viennent symboliser le bateau. Au II, des troncs d’arbres morts symbolisent la nature et viennent rendre le lieu terriblement inquiétant. Enfin, au III, une simple cabane et des rochers viennent occuper l’espace.
Si ce dispositif scénique permet de confronter les spectateurs à l’essentiel et à retranscrire justement l’inéluctable accomplissement du destin, force est de constater que la proposition a également les défauts de ses qualités. A l’esthétique épurée se plaque un statisme dangereux. Le soucis de ne pas montrer les choses pose notamment problème lors de l’acte deux où le duo d’amour montre les héros assis dos à dos presque quarante-cinq minutes durant. Quand les chanteurs ne sont pas statiques, la direction d’acteurs semble se limiter à un enchaînement de postures fixes aux quatre coins du plateau.
Pour Emily Magee initialement annoncĂ©e, c’est finalement la soprano britannique Rachel Nicholls qui endosse les habits de la princesse irlandaise. Si le timbre n’est pas d’une sĂ©duction immĂ©diate et que certains aigu accusent quelques stridences, ils Ă©mergent cependant sans peine au-dessus de l’orchestre wagnĂ©rien, avec une puissance et une prĂ©cision qui montrent que n’est pas rĂ©volu le temps des grandes Isolde. Elle arrive par ailleurs au Liebestod – cela mĂ©rite qu’on le souligne – sans le moindre signe de fatigue. Grand habituĂ© du rĂ´le de Tristan, le tĂ©nor allemand Torsten Kerl en possède aussi bien le lyrisme que l’Ă©clat, la voix ayant gagnĂ©e en rondeur, puissance et projection ces derniers temps. En plus d’une diction exemplaire, il est dotĂ© d’une intelligence musicale inouĂŻe, et affirme bien, autant physiquement que dramatiquement, la stature requise. Kerl fait preuve ce soir d’une infaillible vaillance, se montrant par ailleurs bouleversant dans le dĂ©lire extatique qui s’empare du hĂ©ros au moment des retrouvailles avec Isolde.
Le mezzo sud-africaine Michelle Breedt se rĂ©vèle une solide Brangäne. Bien timbrĂ©e, la voix fait montre d’une puissance et d’une projection tout Ă fait satisfaisantes. Satisfecit total pour le baryton canadien Brett Polegato qui incarne un Kurwenal d’une bouleversante humanitĂ©. Son jeu expressif et son chant racĂ© en font tout simplement un serviteur de Tristan exceptionnel. DĂ©ception, en revanche, pour le Roi Marke de la basse amĂ©ricaine Steven Humes, Ă cause d’un timbre trop clair, d’une carence de puissance et de graves, et d’une prĂ©sence scĂ©nique trop discrète pour rendre pleinement justice son personnage. Dans les rĂ´les secondaires, Andrew Rees est un Melot correct, Francis Dudziak un Timonier efficace et Marc Larcher, un Berger de bonne tenue.
Mais la plus grande satisfaction de ce « drame intime » se trouve en premier lieu dans la fosse, oĂą Daniele Gatti subjugue par une direction d’une incroyable richesse. Ă€ tĂŞte d’un Orchestre National de France des grands soirs, le chef italien alterne entre direction chambriste et vĂ©ritable exaltation symphonique. La proposition est d’une incroyable urgence, d’une passion dĂ©bordante, vibrante et soutenue par des cordes magnifiquement homogènes. Les vents, et notamment le cors anglais, transportent et emportent toute l’adhĂ©sion. On reste Ă©galement saisi par l’équilibre parfait atteint entre la fosse et le plateau. La subtilitĂ© obtenue tout le long de l’ouvrage permet ainsi de rendre justice Ă l’incroyable Ă©criture orchestrale de Wagner, un pari d’autant plus mĂ©ritant que Gatti dirige lĂ son premier Tristan…
.
Compte-rendu, opéra. Paris, Théâtre des Champs-Elysées, le 18 mai 2016. R. Wagner : Tristan und Isolde. Torsten Kerl (Tristan), Rachel Nicholls (Isolde), Michelle Breedt (Brangäne), Steven Humes (König Marke), Brett Polegato (Kurwenal), Andrew Rees (Melot), Marc Larcher (Un pâtre, Un Jeune marin), Francis Dudziak (Un Timonier). Pierre Audi : mise en scène ; décors et costumes : Christof Hetzer ; éclairages : Jean Kalman ; vidéos : Anna Bertsch ; dramaturgie : Willem Bruls. Chœur de Radio France & Orchestre National de France. Daniele Gatti : direction musicale.