COMPTE-RENDU, critique, opĂ©ra. LILLE, le 9 juillet 2019. BIZET : Carmen, ExtrĂ©mo, BĂ©langer⊠ONL, Alex. BLOCH. Ils lâavaient laissĂ© il y a deux ans, depuis des PĂȘcheurs de perles rĂ©gĂ©nĂ©rĂ©s (entre autres par une direction sculptĂ©e et narrative, Ă©nergique et colorĂ©e, et une distribution oĂč brillait lâĂ©clat de la jeunesse). Les musiciens de lâOrchestre National de Lille et leur directeur musical Alexandre Bloch, reprennent le mĂ©tier amorcĂ© et dĂ©diĂ© Ă Georges Bizet. Pour lancer leur nouveau festival estival, « les Nuits dâĂ©té », voici donc Carmen, lâultime opĂ©ra du maĂźtre romantique (1875) et dans un dispositif adaptĂ© au volume de lâauditorium du Nouveau SiĂšcle Ă Lille. Ici pas de dĂ©cors ni de mise en scĂšne traditionnelle, mais une gigantesque fresque illustrĂ©e, mouvante, animĂ©e en fond de plateau, un narrateur mĂȘlant humour et citations du roman de MĂ©rimĂ©e (Carmen, 1845 dont sâest inspirĂ© Bizet), soit une mise en espace qui au dernier tableau, produit pour le public une immersion convaincante. De toute Ă©vidence, pour le National de Lille, ce nouveau pari – lyrique-, est amplement rĂ©ussi. Guide et rĂ©citant, enjouĂ©, prĂ©cis quand il cite la nouvelle de MĂ©rimĂ©e, le narrateur Alex Vizorek trouve le ton juste, sans pĂ©danterie, dans la dĂ©contraction qui sied infiniment Ă un spectacle dâopĂ©ra (merci Ă cette intelligence), osant mĂȘme des saillies bien trempĂ©es Ă lâendroit des RĂ©publicains ou de Manuel ValsâŠ
AprĂšs une ouverture riante et mĂ©diterranĂ©enne Ă souhait oĂč le chef n’oublie jamais le drame ni mĂȘme la veine Ăąpre et tragique ; aprĂšs la premiĂšre apparition de la frĂȘle Micaela (ardente Gabrielle Philipponet remplaçant au pied levĂ© Layla Claire) ; aprĂšs le choeur rĂ©jouissant des enfants (chĆur maĂźtrisien du Conservatoire de Wasquehal⊠idĂ©alement prĂ©parĂ© dans l’Ă©vocation de la relĂšve de la garde), ⊠voici enfin la « carmencita », furie sauvage, crĂ©ature bondissante, Ă peine extirpĂ©e (par JosĂ©) d’un bain de sang, dans cette manufacture des cigariĂšres Ă SĂ©ville… oĂč les coups de poignards tranchent la peau, oĂč la voluptĂ© des corps fĂ©minins dĂ©nudĂ©s est une provocation, une abomination Ă faire se signer les puritains. L’opĂ©ra de Bizet est une peinture Ă©rotique franche : et son hĂ©roĂŻne revendique cette libertĂ© sĂ©ditieuse. A la fois dĂ©voreuse et menthe religieuse, Aude ExtrĂ©mo incarne une sirĂšne mĂ©morable ; elle dĂ©verse Ă plein gosier le mĂ©tal onctueux et quasi caverneux de son ample mezzo : on aura rarement Ă©couter Carmen plus abyssale plus dominatrice, plus fatale⊠Câest une arme de sĂ©duction massive. Quand elle chante, tout sâefface dans ce relief vocal, cette soie au souffle infini, Ă la fois sensuel et monstrueux.
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LâOrchestre National de Lille et Alexandre BLOCH jouent Bizet
CARMEN revivifiée au Nouveau SiÚcle
Câest une maĂźtresse Ăšs voluptĂ© ; on comprend que le trop frĂȘle Don JosĂ©, brigadier de pacotille, qui se place toujours dans lâombre de sa mĂšre, se soit soumis corps et Ăąme sous l’attraction de cette enchanteresse dont la raucitĂ© fascine. Mais Ă y rĂ©flĂ©chir plus scrupuleusement, le tĂ©nor quĂ©bĂ©cois Antoine BĂ©langer gagne en maturitĂ©, sĂ»retĂ© et Ă©paisseur en cours de drame ; dĂ©bord un rien serrĂ©s, ses formidables aigus se galbent et sâadoucissent; il rĂ©ussit Ă rendre sincĂšre et dĂ©chirant son air de la fleur (magnifique voix de tĂȘte qui a la tendresse d’un garçonnet Ă©pris) puis trouve de justes accents dignes du théùtre tragique dans le duo final oĂč il tue son bourreau, Carmen ⊠laquelle confesse quâelle est bien le diable incarnĂ©.
Finalement, aprĂšs ces 2h45 de spectacle, câest lui le vrai hĂ©ros de la soirĂ©e capable sur la durĂ©e de construire son personnage, de le rendre crĂ©dible… de l’amoureux transi, au soldat pris de scrupules militaires quand le clairon sonne (chez Lilas Pastia), sans omettre le jaloux haineux (au III : vis Ă vis du torero Escamillo, trop beau, trop noble trop arrogant : impeccable et presque hautain Florian Sempey) ; jusquâau fou dâamour au IV, prĂ©fĂ©rant alors poignarder celle qu’il adore, plutĂŽt que dâaccepter qu’elle le quitte. Ce frĂȘle transi est devenu par la force de sa passion, un sanguin criminel. La dĂ©testation quâil Ă©prouve alors, est aussi intense que lâamour suscitĂ© par la Gitane au II.
Outre l’acuitĂ© des scĂšnes et confrontations Ă©pineuses, passionnelles, rageuses, la rĂ©ussite de la soirĂ©e vient des illustrations animĂ©es qui offrent un commentaire visuel et chromatique aux tableaux musicaux ; les atmosphĂšres et les climats,  la puissance poĂ©tique de l’orchestre de Bizet, fait saillant du spectacle, s’en trouvent dĂ©cuplĂ©s.
Saluons lâimagination du plasticien GrĂ©goire Pont : ses dessins font respirer le drame orchestral ; ils revivifient le mythe de Carmen.
Mais ne nous trompons pas : les protagonistes de choc ce soir sont bien chaque instrumentiste du National de Lille, fabuleux collectif capable de couleurs, d’accents, d’Ă©clats,.. souvent furieux, exacerbĂ©s mais souples. Le chef Alexandre Bloch veille essentiellement au drame. Et Ă lâopulence dĂ©taillĂ©e de la parure orchestrale : sous sa direction affĂ»tĂ©e, les bois et les cuivres en particulier, redoublent d’intensitĂ© et d’ardeur, d’indĂ©cente voluptĂ© aussi, car ainsi on comprend combien la Carmen de Bizet ronronne, tempĂȘte, sâenflamme en lascive impudeur. Clarinette, hautbois, basson subjuguent littĂ©ralement comme le trompettiste solo au I, accompagnant le changement des gardes, descendante et montante. On y dĂ©tecte les mĂȘmes justes rĂ©glages et soucis des timbres qui font actuellement la valeur du cycle Gustav Mahler en cours.
Comme il l’avait superbement dĂ©montrĂ© en mai 2017, Alexandre Bloch dĂ©voile de rĂ©elles affinitĂ©s lyriques, dans l’Ă©nergie et l’articulation dramatique. DĂ©jĂ , il sâagissait de Bizet mais celui lĂ de jeunesse : les PĂȘcheurs de perles (sujet du premier enregistrement discographique entre Alexandre Bloch et l’Orchestre National de Lille - enregistrĂ© en mai 2017, Ă©ditĂ© chez Pentatone en 2018).
On peut ici et lĂ regretter chez certains solistes la perte dommageable du texte qui rend incomprĂ©hensible leur intervention, dâautant plus quâil nây a pas de surtitrage. Mais la direction souvent somptueuse du directeur musical Ă©claircit et mĂȘme explicite par le seul caractĂšre des prĂ©ludes (superbe intro du III entre autres), le sens et la direction des Ă©pisodes dont il saisit la poĂ©sie heureuse, le rĂȘve et la voluptĂ©, comme la pression du fatum : aucun doute, ce dernier Bizet Ă©poustoufle par son gĂ©nie mĂ©lodique, sa conception dramatique et par le raffinement de son orchestration.
Chef et orchestre nous transmettent le souffle et la vivacitĂ© riante, la plĂ©nitude et le nuancier mĂ©diterranĂ©en dâun Bizet souvent touchĂ© par la grĂące. Câest Manet devenu musicien, tant Alexandre Bloch en vrai amateur des timbres, rĂ©ussit les alliages et les dosages comme lâĂ©quilibre des pupitres. Le voici cet orchestre solaire et viscĂ©ralement latin, non pas tant « africain » comme lâa suggĂ©rĂ© Nietzsche alors en froid avec les brumes nordiques de Wagner, mais plutĂŽt fiĂ©vreux et passionnĂ©, dâune ivresse insolente, dâun dramatisme Ă la fois sanguin et tendre. Câest un bel hommage que les interprĂštes ont ainsi rĂ©servĂ© au théùtre de Bizet, des PĂȘcheurs de perles Ă Carmen.
Cette soirĂ©e fut un festin de couleurs Ă©panouies, joyeuses, aux cĂŽtĂ©s du drame noir et cru. ContrastĂ©, souverain, le National de Lille a bien raison de proposer ainsi son premier volet de son nouveau festival dâĂ©tĂ© « Les Nuits dâĂ©té » : un opĂ©ra chaque Ă©tĂ©, en juillet dans l’auditorium du Nouveau SiĂšcle. Pour une premiĂšre, c’est un triomphe au regard de la salle comble et plus qu’enthousiaste : convaincus, les spectateurs applaudissent debout tous les artistes. LâOrchestre dĂ©montre ainsi quâil sait plaire Ă son public. Ce dernier est prĂȘt Ă le suivre pour de nouveaux dĂ©fis lyriques.
La salle du Nouveau SiÚcle à Lille transformée en arÚnes de corrida pour le tableau final, celui tragique du meurtre de Carmen par Don José
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Carmen par lâOrchestre National de Lille et Alexandre Bloch, avec Aude ExtrĂ©mo, Antoine BĂ©langer, Florian Sempey⊠à lâaffiche du Nouveau SiĂšcle, les 10 et 11 juillet 2019. Incontournable.
Illustrations : © Ugo Ponte + ONL Orchestre National de Lille 2019
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Version semi-scĂ©nique / âšDurĂ©e : environ 2h40 minutes + entracte
Création le 3 mars 1875 à Paris
Orchestre National de LilleâšÂ / Direction : Alexandre Bloch
ChĆur de lâOpĂ©ra de Lille â chef de chĆur : Yves Parmentierâš / ChĆur maĂźtrisien du Conservatoire de Wasquehal â chef de chĆur : Pascale Dieval-Wils
Aude Extrémo : Carmen (photo ci dessous)
âšAntoine BĂ©langer : Don JosĂ©
Gabrielle Philipponet : Micaëla
Florian Sempey : Escamillo
Pauline Texier : Frasquita
AdelaĂŻde Rouyer : Mercedes
JérÎme Boutillier : Le dancaïre
Antoine Chenuet : Le Remendado
Bertrand Duby : Zuniga
Philippe-Nicolas Martin : MoralĂšs
Alex Vizorek : récitant
Grégoire Pont : illustrations et animations
Assistants Ă la direction musicale : Jonas Ehrler et Victor Jacob
Chef de chant : Philip Richardson
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LIRE aussi notre prĂ©sentation de la nouvelle CARMEN par l’Orchestre National de LILLE
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