vendredi 19 avril 2024

Le Pelléas de Daniel Kawka, grand entretien

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Kawka_daniel 483 profil chef portrait valideNouveau Pelléas à Nantes et à Angers. Grand entretien avec Daniel Kawka. A Nantes puis Angers, à partir du 23 mars et jusqu’au 13 avril 2014, le chef d’orchestre Daniel Kawka dirige l’œuvre au noir française, éclat convaincant d’un « après Wagner » : Pelléas et Mélisande de Debussy (1902). La nouvelle production portée par Angers Nantes Opéra, associe à une distribution superlative réunissant Stéphanie D’Oustrac, Armando Noguera et Jean-François Lapointe (Mélisande, Peléas, Golaud) – 3 prises de rôles pour chacun des chanteurs-, l’ardente sensibilité d’un maestro taillé pour les partition fleuve dont il dévoile en un scintillement nuancé, les facettes psychologiques et les enjeux dramatiques. Entretien avec un immense musicien dont l’humilité est proportionnelle à sa finesse désormais emblématique, qu’il s’agisse de Wagner dont il vient de diriger le Ring à l’Opéra de Dijon, de Wagner toujours, pour un Tristan légendaire, ou Bartok dont il a précédemment dirigé pour Angers Nantes Opéra, l’envoûtant Château de Barbe Bleue : Daniel Kawka nous rappelle très justement que peut-être, pour les mélomanes soucieux de cohérence et d’explication sensée, Mélisande resurgit au début de l’opéra de Debussy là où l’opéra de Dukas (Ariane et Barbe Bleue) l’avait fait disparaître : l’une des reines prisonnières du souverain avait profité de son arrestation par les paysans, pour s’échapper dans une forêt, celle là même peut-être où Golaud la découvre la toute première fois…
En fin analyste, surtout en témoin éveillé, le chef nous dévoile ici plusieurs clés de lecture sur une partition trouble et lumineuse à la fois dont l’éloquence secrète prépare à bien des « levers du jour » esthétiques.

 

 

 

Daniel Kawka dirige Pelléas et Mélisande de Debussy

les grands entretiens de classiquenews.com

 

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Wagnérisme. Vous venez de diriger le Ring de Wagner à l’Opéra de Dijon. On parle souvent de l’ombre wagnérienne sur Debussy. Qu’en est-il dans Pelléas précisément ?

Daniel Kawka : L’ombre de Wagner y est indéniable bien sûr, évidemment « assimilée ». On ne peut ignorer ce maillage si fin, si subtil et ouvragé de motifs conducteurs qui posent le décor, teintent les lignes vocales, irradient de leur présence et maintiennent dans un même espace dramaturgique, beauté plastique, sens et mystère, ainsi qu’un principe de cohérence mélodique et polyphonique, de fluidité formelle et expressive, structurateurs entre les actes.
Néanmoins ces motifs ne sont pas des références thématiques immédiates attachées à un personnage, à un lieu, une situation  etc…. (on sait combien Debussy en critiquait le principe). Elles opèrent sur un plan plus subtilement symbolique, s’immiscent dans des espaces poétiques permettant le prolongement de la pensée, de l’action… Ainsi le motif de « l’incommunicabilité » constitue-t-il l’armature mélodique du dialogue entre Mélisande et Golaud (acte II scène 2), alors que semblent régner entre eux dans cet instant marital intime, tendresse et compassion.
Comment ne pas penser à l’introduction du 3ème acte de Tristan par ailleurs après la premier choc tensionnel opposant Golaud et Mélisande à la fin de la même scène 2 de l’acte II ? Expressivité intense, désolation, à travers la sonorité expressive et déchirante des cordes.

Le poème de Maeterlinck, la musique de Debussy. Diriez-vous comme le compositeur l’a laissé sous-entendre que la musique exprime ce que les mots ne peuvent plus dire? En l’occurrence dans Pelléas, pouvons-nous constater que le chant de l’orchestre se montre plus explicite que la portée des dialogues ? Avez-vous un exemple précis ?

Daniel Kawka : Oui assurément. Les exemples abondent. Nous avons évoqué ce maillage subtil d’une quarantaine de motifs, cellules « idées symboles » qui parcourent l’oeuvre entière et constituent ainsi un infra texte musical qui porte le sens au-delà du sens, prolongent et magnifient les situations poétiques, renforcent le mystère, peignent le décor, nouent les situations.
Tous les commentateurs et analystes ont loué la prosodie debussyste si naturelle, si proche de la parole. C’est cette ductilité même qui rend le dialogue si  éminemment vivant et porteur de vraies émotions. Mais il est intéressant de constater combien Debussy est allé plus loin encore, à travers une distribution rythme/mesure puissamment élaborée, fluide, structurant les scènes à distance, créant à elle seule le mouvement de la parole et les soubresauts des affects tout à la fois, enchâssant par exemple les grands dialogues de Pelléas et Mélisande dans des mesures à 6/4 dans lesquels peuvent s’exprimer librement de scène en scène et dans une lente gradation le dialogue juvénile, l’émoi irrépressible, l’accomplissement de l’amour.
Ainsi le chant de l’orchestre constitue-t-il à lui seul l’ensemble de ces composantes, car dans une structure rythmique globale se développe une infinité de petits motifs spécifiques, symboliques ou imagés, aux couleurs/timbres distincts pouvant signifier une myriade de sens,  la « présence du destin », signifiant aussi le bruissement nocturne ou diurne de la nature, etc…
L’omniprésence de l’eau à travers fontaines, grotte battue par la mer, lacs glauques, etc…, le parcours de la lumière temporel (de midi à minuit) ou spatial (sortie des souterrains), trouvent une pleine dimension, magnifiée par les textures de l’orchestre, le jeu assombrissant ou éclairant des modulations, du plus infime bruissement (le battement d’aile des colombes dans la scène de la tour) à la tonitruance souffrante et vengeresse de la passion  (et de la jalousie), comme en témoigne la scène Golaud/Yniold.

Dans le cas de Mélisande, qu’est-ce qui fonde son mystère et ce caractère évanescent du personnage selon vous?

Daniel Kawka : Le mystère de sa présence : jeune femme seule, découverte en pleurs, en peur, au bord d’une fontaine dans une sombre et inquiétante forêt. Son intuition à « fleur » qui la lie à la fois au monde qu’elle a « épousé » et l’en distingue fondamentalement, depuis cet énigmatique « il fera peut être naufrage… » (évoquant le bateau qui l’a conduite à Allemonde et en quitte le port, comme une prémonition d’un naufrage à venir, celui de Pelléas, le sien, pressenti), jusqu’à cet énigmatique « je vois une rose dans les ténèbres », « révélation absolue », la rose comme symbole de l’amour pur, du don de soi » (Terrasson).
Sa beauté innocente, incarnée par sa chevelure, louée tour à tour par Golaud, Pelléas et Arkel ; sa fragilité enfin qui en fait un être de chair et un « éternel féminin » à la fois dont le destin est de s’éteindre avant même de se consumer dans la passion charnelle. Un être idéal, insondable, fragile et profond à la fois.
Si l’on pousse quelque peu l’investigation, revenant à Maeterlinck et à son Ariane et barbe bleue, Mélisande, une des femmes captives se serait échappée, au moment de l’agression de Barbe Bleue par les paysans, la couronne étant un des bijoux dont les femmes se seraient parés en captivité, et avec lequel elle se serait enfui. D’où son effroi, son « amnésie », et une relative absence de la parole.  Il est aussi intéressant de noter que Mélisande s’exprime peu dans la durée de l’ouvrage, dans cet univers quasiment exclusivement masculin.. . : « Je ne t’ai presque pas entendue » dit Pelléas au cours de l’ultime scène amoureuse.

Que représente pour vous la figure de Pelléas, sa trajectoire tragique ?

Daniel Kawka : L’être en devenir qui découvre le monde, se révélant à lui même dans une trajectoire  fulgurante et tragique. Celui qui « doit s’en aller », depuis la première scène, leitmotiv verbal, mais ne part pas pour consumer son destin à travers la révélation de l’amour à travers un ultime baiser.

Sur le plan strictement dramaturgie, quels seraient pour vous les temps forts de Pelléas, comme on distingue en général l’acte II de Tristan ?

La scène 4 de l’acte IV bien sûr. Le climax et le dénouement en somme. De scène en scène, de rebonds en éclats, ce sont bien sûr trois moments de Golaud qui portent la tension et la conduisent à ce paroxysme ultime que sera le crime, en dehors de l’espace du château (éclairés eux-mêmes par trois moments « ascensionnels » en écho et croisés des intimes rencontres de Pelléas et Mélisande) : scène du retour de la chasse blessé, premier choc « frontal » et violent entre lui et Mélisande, l’hallucinante scène 4 de l’acte III avec Yniold, et enfin la terrifiante scène d’Absalon, acte IV scène 2.

Parlez-nous de l’orchestre de Debussy dans Pelléas ? En quoi la texture et les alliages de timbres se montrent-ils debussystes ?

Daniel Kawka : Tout Debussy est contenu dans Pelléas. Ce serait un lieu commun d’en évoquer la transparence, l’infinitude du jeu des timbres, la palette des couleurs doublée d’une science et d’une intuition spatio temporelle phénoménale. Evidemment le timbre orchestral est indissociable du flux dramaturgique et des situations poétiques qu’il peint, engendre et exprime. Densité, intensité, épaisseur, allègement chambriste, dépendent aussi, et sans dissociation de ces variations infinies de changement de tempi, animé, plus animé en pleine clarté, modéré, très modéré, sans lenteur, retenu, très retenu, serrez etc… qui influent directement sur le grain orchestral et cette science des motifs qui diffracte l’espace, allège ou densifie la poyphonie. On a évidemment parlé d’impressionnisme sonore à propos de l’orchestre debussyste car il propose un infini détail d »articulations, de motifs ciselés, giratoires, bref, de jeux d’échos, de dynamiques très subtiles, de mélodies de timbres qui ne peuvent être dissociées par ailleurs de sa science harmonique. L’expressivité est confiée aux cordes certes mais aux mixtures bois aussi, aux cors qui dépeignent la profondeur insondable de l’âme tout comme le décor de la nature. Les cuivres avec leur jeux souvent en sourdines ne pèsent jamais et sont autant de variations de couleurs, mystérieuses et expressives.
La sonorité de trompette doublant par instant les phrases d’Arkel  à l’acte V ou renforçant de son timbre voilé l’ultime comptine enfantine, 6 mesures avant la fin de l’oeuvre est une trouvaille absolue.
Il y a là une adéquation totale entre lumière des modulations (qui répondent encore à une tradition romantique et postromantique du pouvoir éclairant et assombrissant des tonalités, bien que Debussy pratique l’ellipse par des jeux de modulations parallèles, de glissement, de suspension, de mixages entre écriture tonale et modale d’une incroyable modernité) et sa relation pensée et structurée aux timbres de l’orchestre. Les nocturnes, La mer, Jeux, y sont déjà pressentis, Dukas, Ravel, Roussel et bien d’autres encore sont certainement redevables à l’orchestre de Debussy, à celui de Pelléas en particulier, et la lumineuse et incandescente sortie des souterrains vers la plein lumière fût probablement un modèle à bien « des levers du jour ».

Propos recueillis par Alexandre Pham, mars 2014.

 

 

 

Le nouveau Pelléas d’Angers Nantes Opéra

 

Angers Nantes Opéra : Pelléas idéalAngers Nantes Opéra. Debussy: Pelléas et Mélisande. 23 mars > 13 avril 2014. A l’affiche d’Angers Nantes Opéra, Pelléas et Mélisande de Debussy est l’objet d’une nouvelle production très attendue, du 23 mars au 13 avril 2014. A la fois réaliste et onirique, la mise en scène d’Emmanuelle Bastetdevrait exprimer les facettes multiples d’un ouvrage essentiellement poétique… Elle a rencontré pour la première fois Pelléas au moment de la mise en scène de l’opéra par Yannis Kokkos (avec lequel elle travaillait) à Bordeaux et Montpellier en 2002. Depuis Emmanuelle Bastet rêvait de nourrir sa propre conception de l’ouvrage.
Pour ce nouveau Pelléas, la metteure en scène retrouve son compliceTim Northam, qui signe les costumes et la scénographie, et avait déjà été à ses côtés pour les productions précédemment réalisées pour Angers Nantes Opéra : Lucio Silla de Mozart et Orphée et Eurydice de Gluck. Ni abstraite ni trop symboliste/lique, le Pelléas de Bastet rentre dans le concret. Rendre explicite l’onirisme et la part du rêve amoureux. Esthétiquement, le spectacle relève le défi : les références à Hitchcock, aux espaces énigmatiques et ouverts du peintre américain Edouard Hopper nourrissent ici une nouvelle lecture du chef d’oeuvre lyrique de Debussy. Tensions présentes mais silencieuses, violence aussi à peine cachée, omniprésence nouvelle d’un personnage jusque là tenu dans l’ombre… la nouvelle production de Pelléas présentée par Angers Nantes Opéra permet au théâtre de réinvestir la scène, aux chanteurs, d’y paraître tels les fabuleux acteurs d’un film à suspens de plus en plus prenant, au fil tragique aussi captivant qu’irrésolu.

CLIC_macaron_2014Au centre du travail, l’amour des jeunes adolescents qui se rencontrent et s’évadent dans un monde suspendu destiné à la mort : Pelléas et Mélisande dans Allemonde. Au réalisme du décor (immense bibliothèque qui rappellent par les volumes des rayonnages, autant d’histoires d’une saga familiale très présente encore avec ses mystères et ses filiations, ses intrigues oubliées et tues) s’oppose le rêve des deux amants… A chaque retrouvaille correspond un épanchement onirique et symboliste qui contraste avec le contexte réaliste. Cette présence du rêve et de l’harmonie avait déjà suscité dans la mise en scène d’Orphée et Eurydice des épisodes réussis dont pour le tableau des Champs Élysées, l’évocation de l’enfance des époux, brève et saisissante échappée dans l’innocence… Ici, la présence d’un corps étranger (Mélisande) dans une famille « bourgeoise « au passé mémoriel précipite le drame et rend visible ce qui était tenu caché ou silencieux.

 

 

Thriller hitchcockien

 

Pour les lieux divers et précisément décrits par Maeterlinck, – la fontaine, la tour, la grotte, les sous-terrains -, une décor unique pour exprimer le monde clos et asphyxiant d’Allemonde. Genneviève et même Pelléas qui en part sans être capable de le quitter, restent à demeure dans un château pourtant étouffant comme … un cercueil. Comme exténués avant d’avoir agi, chacun reste dans un aveuglement tragique et silencieux. En lire +

 

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Claude Debussy (1862-1918)
Pelléas et Mélisande

Drame lyrique en cinq actes.
Livret de Maurice Maeterlinck, d’après sa pièce éponyme.
Créé à l’Opéra-Comique de Paris, le 30 avril 1902.
nouvelle production

Direction musicale : Daniel Kawka
Mise en scène : Emmanuelle Bastet
Scénographie et costumes : Tim Northam
Lumière : François Thouret

avec
Armando Noguera, Pelléas
Stéphanie d’Oustrac, Mélisande
Jean-François Lapointe, Golaud
Wolfgang Schöne, Arkel
Cornelia Oncioiu, Geneviève
Chloé Briot, Yniold
Frédéric Caton, Le Docteur

Chœur d’Angers Nantes Opéra – Direction Xavier Ribes
Orchestre National des Pays de la Loire

[Opéra en français avec surtitres]

7 REPRESENTATIONS en semaine à 20h, le dimanche à 14h30

5 à NANTES Théâtre Graslin
dimanche 23, mardi 25, jeudi 27, dimanche 30 mars, mardi 1er avril 2014

2 à ANGERS Le Quai
vendredi 11, dimanche 13 avril 2014

Billetteries : Angers 02 41 22 20 20 / Nantes 02 40 69 77 18 – www.angers-nantes-opera.com
Tarifs : Plein : de 60 € à 30 € / Réduit : de 50€ à 20 € / Très réduit : de 30 € à 10 €. Places Premières : 160 €

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Illustrations : © Jef Rabillon 2014

 

 

 

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