Nouveau PellĂ©as Ă Nantes et Ă Angers. Grand entretien avec Daniel Kawka. A Nantes puis Angers, Ă partir du 23 mars et jusqu’au 13 avril 2014, le chef d’orchestre Daniel Kawka dirige l’œuvre au noir française, Ă©clat convaincant d’un « après Wagner » : PellĂ©as et MĂ©lisande de Debussy (1902). La nouvelle production portĂ©e par Angers Nantes OpĂ©ra, associe Ă une distribution superlative rĂ©unissant StĂ©phanie D’Oustrac, Armando Noguera et Jean-François Lapointe (MĂ©lisande, PelĂ©as, Golaud) – 3 prises de rĂ´les pour chacun des chanteurs-, l’ardente sensibilitĂ© d’un maestro taillĂ© pour les partition fleuve dont il dĂ©voile en un scintillement nuancĂ©, les facettes psychologiques et les enjeux dramatiques. Entretien avec un immense musicien dont l’humilitĂ© est proportionnelle Ă sa finesse dĂ©sormais emblĂ©matique, qu’il s’agisse de Wagner dont il vient de diriger le Ring Ă l’OpĂ©ra de Dijon, de Wagner toujours, pour un Tristan lĂ©gendaire, ou Bartok dont il a prĂ©cĂ©demment dirigĂ© pour Angers Nantes OpĂ©ra, l’envoĂ»tant Château de Barbe Bleue : Daniel Kawka nous rappelle très justement que peut-ĂŞtre, pour les mĂ©lomanes soucieux de cohĂ©rence et d’explication sensĂ©e, MĂ©lisande resurgit au dĂ©but de l’opĂ©ra de Debussy lĂ oĂą l’opĂ©ra de Dukas (Ariane et Barbe Bleue) l’avait fait disparaĂ®tre : l’une des reines prisonnières du souverain avait profitĂ© de son arrestation par les paysans, pour s’échapper dans une forĂŞt, celle lĂ mĂŞme peut-ĂŞtre oĂą Golaud la dĂ©couvre la toute première fois…
En fin analyste, surtout en témoin éveillé, le chef nous dévoile ici plusieurs clés de lecture sur une partition trouble et lumineuse à la fois dont l’éloquence secrète prépare à bien des « levers du jour » esthétiques.
Daniel Kawka dirige Pelléas et Mélisande de Debussy
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Wagnérisme. Vous venez de diriger le Ring de Wagner à l’Opéra de Dijon. On parle souvent de l’ombre wagnérienne sur Debussy. Qu’en est-il dans Pelléas précisément ?
Daniel Kawka : L’ombre de Wagner y est indĂ©niable bien sĂ»r, Ă©videmment « assimilĂ©e ». On ne peut ignorer ce maillage si fin, si subtil et ouvragĂ© de motifs conducteurs qui posent le dĂ©cor, teintent les lignes vocales, irradient de leur prĂ©sence et maintiennent dans un mĂŞme espace dramaturgique, beautĂ© plastique, sens et mystère, ainsi qu’un principe de cohĂ©rence mĂ©lodique et polyphonique, de fluiditĂ© formelle et expressive, structurateurs entre les actes.
NĂ©anmoins ces motifs ne sont pas des rĂ©fĂ©rences thĂ©matiques immĂ©diates attachĂ©es Ă un personnage, Ă un lieu, une situation  etc…. (on sait combien Debussy en critiquait le principe). Elles opèrent sur un plan plus subtilement symbolique, s’immiscent dans des espaces poĂ©tiques permettant le prolongement de la pensĂ©e, de l’action… Ainsi le motif de “l’incommunicabilitĂ©” constitue-t-il l’armature mĂ©lodique du dialogue entre MĂ©lisande et Golaud (acte II scène 2), alors que semblent rĂ©gner entre eux dans cet instant marital intime, tendresse et compassion.
Comment ne pas penser Ă l’introduction du 3ème acte de Tristan par ailleurs après la premier choc tensionnel opposant Golaud et MĂ©lisande Ă la fin de la mĂŞme scène 2 de l’acte II ? ExpressivitĂ© intense, dĂ©solation, Ă travers la sonoritĂ© expressive et dĂ©chirante des cordes.
Le poème de Maeterlinck, la musique de Debussy. Diriez-vous comme le compositeur l’a laissé sous-entendre que la musique exprime ce que les mots ne peuvent plus dire? En l’occurrence dans Pelléas, pouvons-nous constater que le chant de l’orchestre se montre plus explicite que la portée des dialogues ? Avez-vous un exemple précis ?
Daniel Kawka : Oui assurĂ©ment. Les exemples abondent. Nous avons Ă©voquĂ© ce maillage subtil d’une quarantaine de motifs, cellules « idĂ©es symboles » qui parcourent l’oeuvre entière et constituent ainsi un infra texte musical qui porte le sens au-delĂ du sens, prolongent et magnifient les situations poĂ©tiques, renforcent le mystère, peignent le dĂ©cor, nouent les situations.
Tous les commentateurs et analystes ont louĂ© la prosodie debussyste si naturelle, si proche de la parole. C’est cette ductilitĂ© mĂŞme qui rend le dialogue si  éminemment vivant et porteur de vraies Ă©motions. Mais il est intĂ©ressant de constater combien Debussy est allĂ© plus loin encore, Ă travers une distribution rythme/mesure puissamment élaborĂ©e, fluide, structurant les scènes Ă distance, crĂ©ant Ă elle seule le mouvement de la parole et les soubresauts des affects tout Ă la fois, enchâssant par exemple les grands dialogues de PellĂ©as et MĂ©lisande dans des mesures Ă 6/4 dans lesquels peuvent s’exprimer librement de scène en scène et dans une lente gradation le dialogue juvĂ©nile, l’Ă©moi irrĂ©pressible, l’accomplissement de l’amour.
Ainsi le chant de l’orchestre constitue-t-il Ă lui seul l’ensemble de ces composantes, car dans une structure rythmique globale se dĂ©veloppe une infinitĂ© de petits motifs spĂ©cifiques, symboliques ou imagĂ©s, aux couleurs/timbres distincts pouvant signifier une myriade de sens,  la « prĂ©sence du destin », signifiant aussi le bruissement nocturne ou diurne de la nature, etc…
L’omniprĂ©sence de l’eau Ă travers fontaines, grotte battue par la mer, lacs glauques, etc…, le parcours de la lumière temporel (de midi Ă minuit) ou spatial (sortie des souterrains), trouvent une pleine dimension, magnifiĂ©e par les textures de l’orchestre, le jeu assombrissant ou Ă©clairant des modulations, du plus infime bruissement (le battement d’aile des colombes dans la scène de la tour) Ă la tonitruance souffrante et vengeresse de la passion  (et de la jalousie), comme en tĂ©moigne la scène Golaud/Yniold.
Dans le cas de Mélisande, qu’est-ce qui fonde son mystère et ce caractère évanescent du personnage selon vous?
Daniel Kawka : Le mystère de sa prĂ©sence : jeune femme seule, dĂ©couverte en pleurs, en peur, au bord d’une fontaine dans une sombre et inquiĂ©tante forĂŞt. Son intuition Ă “fleur” qui la lie Ă la fois au monde qu’elle a “Ă©pousĂ©” et l’en distingue fondamentalement, depuis cet Ă©nigmatique “il fera peut ĂŞtre naufrage…” (Ă©voquant le bateau qui l’a conduite Ă Allemonde et en quitte le port, comme une prĂ©monition d’un naufrage Ă venir, celui de PellĂ©as, le sien, pressenti), jusqu’Ă cet Ă©nigmatique “je vois une rose dans les tĂ©nèbres”, “rĂ©vĂ©lation absolue”, la rose comme symbole de l’amour pur, du don de soi” (Terrasson).
Sa beautĂ© innocente, incarnĂ©e par sa chevelure, louĂ©e tour Ă tour par Golaud, PellĂ©as et Arkel ; sa fragilitĂ© enfin qui en fait un ĂŞtre de chair et un “Ă©ternel fĂ©minin” Ă la fois dont le destin est de s’éteindre avant mĂŞme de se consumer dans la passion charnelle. Un être idĂ©al, insondable, fragile et profond Ă la fois.
Si l’on pousse quelque peu l’investigation, revenant Ă Maeterlinck et Ă son Ariane et barbe bleue, MĂ©lisande, une des femmes captives se serait échappĂ©e, au moment de l’agression de Barbe Bleue par les paysans, la couronne Ă©tant un des bijoux dont les femmes se seraient parĂ©s en captivitĂ©, et avec lequel elle se serait enfui. D’oĂą son effroi, son “amnĂ©sie”, et une relative absence de la parole.  Il est aussi intĂ©ressant de noter que MĂ©lisande s’exprime peu dans la durĂ©e de l’ouvrage, dans cet univers quasiment exclusivement masculin.. . : « Je ne t’ai presque pas entendue » dit PellĂ©as au cours de l’ultime scène amoureuse.
Que représente pour vous la figure de Pelléas, sa trajectoire tragique ?
Daniel Kawka : L’ĂŞtre en devenir qui dĂ©couvre le monde, se rĂ©vĂ©lant Ă lui mĂŞme dans une trajectoire  fulgurante et tragique. Celui qui “doit s’en aller”, depuis la première scène, leitmotiv verbal, mais ne part pas pour consumer son destin Ă travers la rĂ©vĂ©lation de l’amour Ă travers un ultime baiser.
Sur le plan strictement dramaturgie, quels seraient pour vous les temps forts de Pelléas, comme on distingue en général l’acte II de Tristan ?
La scène 4 de l’acte IV bien sĂ»r. Le climax et le dĂ©nouement en somme. De scène en scène, de rebonds en Ă©clats, ce sont bien sĂ»r trois moments de Golaud qui portent la tension et la conduisent Ă ce paroxysme ultime que sera le crime, en dehors de l’espace du château (Ă©clairĂ©s eux-mĂŞmes par trois moments “ascensionnels” en Ă©cho et croisĂ©s des intimes rencontres de PellĂ©as et MĂ©lisande) : scène du retour de la chasse blessĂ©, premier choc “frontal” et violent entre lui et MĂ©lisande, l’hallucinante scène 4 de l’acte III avec Yniold, et enfin la terrifiante scène d’Absalon, acte IV scène 2.
Parlez-nous de l’orchestre de Debussy dans Pelléas ? En quoi la texture et les alliages de timbres se montrent-ils debussystes ?
Daniel Kawka : Tout Debussy est contenu dans PellĂ©as. Ce serait un lieu commun d’en Ă©voquer la transparence, l’infinitude du jeu des timbres, la palette des couleurs doublĂ©e d’une science et d’une intuition spatio temporelle phĂ©nomĂ©nale. Evidemment le timbre orchestral est indissociable du flux dramaturgique et des situations poĂ©tiques qu’il peint, engendre et exprime. DensitĂ©, intensitĂ©, épaisseur, allègement chambriste, dĂ©pendent aussi, et sans dissociation de ces variations infinies de changement de tempi, animĂ©, plus animĂ© en pleine clartĂ©, modĂ©rĂ©, très modĂ©rĂ©, sans lenteur, retenu, très retenu, serrez etc… qui influent directement sur le grain orchestral et cette science des motifs qui diffracte l’espace, allège ou densifie la poyphonie. On a évidemment parlé d’impressionnisme sonore Ă propos de l’orchestre debussyste car il propose un infini dĂ©tail d”articulations, de motifs ciselĂ©s, giratoires, bref, de jeux d’Ă©chos, de dynamiques très subtiles, de mĂ©lodies de timbres qui ne peuvent ĂŞtre dissociĂ©es par ailleurs de sa science harmonique. L’expressivitĂ© est confiĂ©e aux cordes certes mais aux mixtures bois aussi, aux cors qui dĂ©peignent la profondeur insondable de l’âme tout comme le dĂ©cor de la nature. Les cuivres avec leur jeux souvent en sourdines ne pèsent jamais et sont autant de variations de couleurs, mystĂ©rieuses et expressives.
La sonoritĂ© de trompette doublant par instant les phrases d’Arkel  à l’acte V ou renforçant de son timbre voilĂ© l’ultime comptine enfantine, 6 mesures avant la fin de l’oeuvre est une trouvaille absolue.
Il y a lĂ une adĂ©quation totale entre lumière des modulations (qui rĂ©pondent encore Ă une tradition romantique et postromantique du pouvoir Ă©clairant et assombrissant des tonalitĂ©s, bien que Debussy pratique l’ellipse par des jeux de modulations parallèles, de glissement, de suspension, de mixages entre Ă©criture tonale et modale d’une incroyable modernitĂ©) et sa relation pensĂ©e et structurĂ©e aux timbres de l’orchestre. Les nocturnes, La mer, Jeux, y sont dĂ©jĂ pressentis, Dukas, Ravel, Roussel et bien d’autres encore sont certainement redevables à l’orchestre de Debussy, Ă celui de PellĂ©as en particulier, et la lumineuse et incandescente sortie des souterrains vers la plein lumière fĂ»t probablement un modèle Ă bien « des levers du jour ».
Propos recueillis par Alexandre Pham, mars 2014.
Le nouveau PellĂ©as d’Angers Nantes OpĂ©ra
Angers Nantes Opéra. Debussy: Pelléas et Mélisande. 23 mars > 13 avril 2014. A l’affiche d’Angers Nantes Opéra, Pelléas et Mélisande de Debussy est l’objet d’une nouvelle production très attendue, du 23 mars au 13 avril 2014. A la fois réaliste et onirique, la mise en scène d’Emmanuelle Bastetdevrait exprimer les facettes multiples d’un ouvrage essentiellement poétique… Elle a rencontré pour la première fois Pelléas au moment de la mise en scène de l’opéra par Yannis Kokkos (avec lequel elle travaillait) à Bordeaux et Montpellier en 2002. Depuis Emmanuelle Bastet rêvait de nourrir sa propre conception de l’ouvrage.
Pour ce nouveau Pelléas, la metteure en scène retrouve son compliceTim Northam, qui signe les costumes et la scénographie, et avait déjà été à ses côtés pour les productions précédemment réalisées pour Angers Nantes Opéra : Lucio Silla de Mozart et Orphée et Eurydice de Gluck. Ni abstraite ni trop symboliste/lique, le Pelléas de Bastet rentre dans le concret. Rendre explicite l’onirisme et la part du rêve amoureux. Esthétiquement, le spectacle relève le défi : les références à Hitchcock, aux espaces énigmatiques et ouverts du peintre américain Edouard Hopper nourrissent ici une nouvelle lecture du chef d’oeuvre lyrique de Debussy. Tensions présentes mais silencieuses, violence aussi à peine cachée, omniprésence nouvelle d’un personnage jusque là tenu dans l’ombre… la nouvelle production de Pelléas présentée par Angers Nantes Opéra permet au théâtre de réinvestir la scène, aux chanteurs, d’y paraître tels les fabuleux acteurs d’un film à suspens de plus en plus prenant, au fil tragique aussi captivant qu’irrésolu.
Au centre du travail, l’amour des jeunes adolescents qui se rencontrent et s’évadent dans un monde suspendu destiné à la mort : Pelléas et Mélisande dans Allemonde. Au réalisme du décor (immense bibliothèque qui rappellent par les volumes des rayonnages, autant d’histoires d’une saga familiale très présente encore avec ses mystères et ses filiations, ses intrigues oubliées et tues) s’oppose le rêve des deux amants… A chaque retrouvaille correspond un épanchement onirique et symboliste qui contraste avec le contexte réaliste. Cette présence du rêve et de l’harmonie avait déjà suscité dans la mise en scène d’Orphée et Eurydice des épisodes réussis dont pour le tableau des Champs Élysées, l’évocation de l’enfance des époux, brève et saisissante échappée dans l’innocence… Ici, la présence d’un corps étranger (Mélisande) dans une famille « bourgeoise « au passé mémoriel précipite le drame et rend visible ce qui était tenu caché ou silencieux.
Thriller hitchcockien
Pour les lieux divers et précisément décrits par Maeterlinck, – la fontaine, la tour, la grotte, les sous-terrains -, une décor unique pour exprimer le monde clos et asphyxiant d’Allemonde. Genneviève et même Pelléas qui en part sans être capable de le quitter, restent à demeure dans un château pourtant étouffant comme … un cercueil. Comme exténués avant d’avoir agi, chacun reste dans un aveuglement tragique et silencieux. En lire +

Claude Debussy (1862-1918)
Pelléas et Mélisande
Drame lyrique en cinq actes.
Livret de Maurice Maeterlinck, d’après sa pièce éponyme.
Créé à l’Opéra-Comique de Paris, le 30 avril 1902.
nouvelle production
Direction musicale : Daniel Kawka
Mise en scène : Emmanuelle Bastet
Scénographie et costumes : Tim Northam
Lumière : François Thouret
avec
Armando Noguera, Pelléas
Stéphanie d’Oustrac, Mélisande
Jean-François Lapointe, Golaud
Wolfgang Schöne, Arkel
Cornelia Oncioiu, Geneviève
Chloé Briot, Yniold
Frédéric Caton, Le Docteur
Chœur d’Angers Nantes Opéra – Direction Xavier Ribes
Orchestre National des Pays de la Loire
[Opéra en français avec surtitres]
7 REPRESENTATIONSÂ en semaine Ă 20h, le dimanche Ă 14h30
5 à NANTES Théâtre Graslin
dimanche 23, mardi 25, jeudi 27, dimanche 30 mars, mardi 1er avril 2014
2 Ă ANGERS Le Quai
vendredi 11, dimanche 13 avril 2014
Billetteries : Angers 02 41 22 20 20 / Nantes 02 40 69 77 18 – www.angers-nantes-opera.com
Tarifs : Plein : de 60 € à 30 € / Réduit : de 50€ à 20 € / Très réduit : de 30 € à 10 €. Places Premières : 160 €

Illustrations : © Jef Rabillon 2014