vendredi 19 avril 2024

Compte-rendu opéra. Opéra de Lyon, le 21 janvier 2017. Honegger: Jeanne d’Arc au bûcher. K. Ono, R. Castellucci

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Jean-François Lattarico
Jean-François Lattarico
Professeur de littérature et civilisation italiennes à l’Université Lyon 3 Jean Moulin. Spécialiste de littérature, de rhétorique et de l’opéra des 17 e et 18 e siècles. Il a publié de Busenello l’édition de ses livrets, Delle ore ociose/Les fruits de l’oisiveté (Paris, Garnier, 2016), et plus récemment un ouvrage sur les animaux à l’opéra (Le chant des bêtes. Essai sur l’animalité à l’opéra, Paris, Garnier, 2019), ainsi qu’une épopée héroïco-comique, La Pangolinéide ou les métamorphoses de Covid (Paris, Van Dieren Editeur, 2020. Il prépare actuellement un ouvrage sur l’opéra vénitien.

jeanne-399Compte-rendu opéra. Opéra de Lyon, le 21 janvier 2017. Honegger: Jeanne d’Arc au bûcher. K. Ono, R. Castellucci. Jeanne d’Arc au bûcher, créé en 1938, est une œuvre hybride qui tient plus du mystère médiéval que de l’opéra. Sous-titré oratorio dramatique, ses personnages principaux sont des rôles parlés, même si la musique, l’une des plus bouleversantes que Honegger ait composée, y tient une place importante. Le poème de Claudel y est délicieusement archaïque, dans la même veine que Le martyre de Saint Sébastien que d’Annunzio écrivit pour Debussy, mais mélange aussi les registres, tout comme la musique juxtapose brillamment les styles. L’hybridisme est bien le fil rouge qui traverse de bout en bout cette œuvre inclassable.

Jeanne et Romeo

Il s’agit d’une des productions les plus attendues de la saison lyonnaise, confiée à l’iconoclaste Romeo Castellucci qui avait suscité la polémique avec son récent Moïse et Aaron à l’Opéra Bastille. On retrouve la veine dramatique intense et implacable du metteur en scène italien qui prend le texte de Claudel à bras le corps en voulant le débarrasser non seulement de sa gangue saint-sulpicienne mais aussi du poids écrasant de l’histoire, pour se concentrer sur la vérité nue de l’humain, de la trajectoire de souffrance qu’un tel être incarne. C’est sans doute le sens du déroutant prologue précédant le premier chœur : un quart d’heure sans texte ni musique pendant lequel on voit une salle de classe progressivement se vider, tandis qu’une employée s’affaire de plus en plus frénétiquement à débarrasser la salle de ses tables et de ses chaises : faire ainsi table rase – au sens propre comme au sens figuré – du passé qui écrase la figure de la sainte, comme Honegger avait voulu renouveler radicalement le genre opératique en revenant vers une interaction plus féconde des différents langages (musical, poétique, scénique) qui le composent. Si l’on entre dans le processus métamorphique qui aboutit à un dépouillement extrême, si l’on accepte cette entrée en matière aussi troublante que radicale, alors un sentiment d’émerveillement mêlé de stupeur envahit le spectateur, littéralement saisi par la force inouïe que dégage la lecture sans complaisance de Castellucci.

TOUR DE FORCE SYNESTHESIQUE. Parce que ce sont des voix plus que des personnages, le metteur en scène réussit le tour de force synesthésique de donner à voir un son et de faire entendre une image. C’est le refus de l’allégorie qui légitime la nudité de Jeanne, tout comme la présence d’un vrai cheval (mort mais artificiellement maintenu en vie), écho au tribunal des bêtes et symbole de la communion des êtres vivants dans la souffrance qui les traverse.

honegger jeanne d arc opera de lyonL’extrême cohérence de ce projet est admirablement servie par une équipe soudée qui met sur un strict pied d’égalité les récitants et les chanteurs, les choristes et les musiciens. Dans le rôle de Frère Dominique, Denis Podalydès prête sa voix ferme et bien posée, droite sans être monocorde, assurée sans être envahissante, tandis que l’extraordinaire Audrey Bonnet (dont le nom apparaît cousu sur le lourd rideau crème qui encadre la scène dans la seconde partie de la pièce) incarne une Jeanne hallucinée et criante de vérité qui hypnotise le public par la puissance sans faille de son jeu. Les autres récitants, Louka Petit-Taborelli et Didier Laval, sont tous à louer, tout comme les chanteurs, Ilse Eerens, dans le rôle de la Vierge, Valentine Lemercier, dans celui de Marguerite, Marie Karall, dans celui de Catherine, mezzo-soprano plus que prometteuse, à la voix bien projetée, qu’on avait pu découvrir récemment dans le Nabucco stéphanois ; et du côté des hommes, saluons l’excellent ténor Jean-Noël Briend, entendu dans Benjamin, dernière nuit de Tabachnik, la saison passée.
À la tête de l’Orchestre National de Lyon, Kazushi Ono dirige avec grâce et fermeté une phalange attentive aux moindres inflexions d’une partition constamment inventive, sans que la variété des styles et des couleurs n’apparaisse comme une simple juxtaposition : il en révèle au contraire sa pleine et entière cohérence. Les chœurs sont comme à l’accoutumée excellents, préparés avec le même talent et savoir faire par Philipp White. Une production lyonnaise qui, une fois de plus, fera date.

 

 

 

 

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Compte-rendu opéra. Opéra de Lyon, Arthur Honegger, Jeanne d’Arc au bûcher, 21 janvier 2017. Denis Podalydès (Frère Dominique), Audrey Bonnet (Jeanne d’Arc), Louka Petit-Taborelli (Héraut III, L’âne, Bedford, Jean de Luxembourg), Didier Laval (L’Appariteur, Regnault de chartres, Guillaume de Flavy, Perrot, Un prêtre), Ilse Eerens (La Vierge), Valentine Lemercier (Marguerite), Marie Karall (Catherine), Jean-Noël Briend (Une voix, Porcus, Héraut I, Le Clerc), Sophie Lou (Pécus), Orchestre de l’opéra de Lyon, Kazushi Ono (direction), Romeo Castellucci (mise en scène), (décors),  (costumes), (lumières),  Philip White (chef des chœurs).

 

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A voir et à applaudir à l’Opéra de Lyon, jusqu’au 3 février 2017. Infos, réservations, ressources vidéos sur le site de l’Opéra de Lyon

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