Compte-rendu critique, opéra. Munich. Bayerische Staatsoper, le 16 avril 2017. Gaetano Donizetti : Roberto Devereux. Edita Gruberova, Charles Castronovo, Silvia Tro Santafé, Simone Piazzola. Friedrich Haider, direction musicale. Christoph Loy, mise en scène. Voir et écouter la soprano Edita Gruberova dans Roberto Devereux, c’est parcourir plus de 25 ans d’Histoire de l’art lyrique. Une page qui commence un certain mois de novembre 1990 sur la scène du Liceu de Barcelone, où la soprano slovaque, couvée par Richard Bonynge et adoubée par Joan Sutherland, fait connaissance pour la première fois avec le rôle à la fois terrible et fascinant d’Elisabetta. Un personnage démesuré, aux frontières de la démence, magistralement mis en musique par Donizetti, à l’époque une gageure, sinon une folie, pour une chanteuse tutoyant Lucia di Lammermoor, Zerbinetta et la Reine de la Nuit. Un succès sans précédent, dont les murs du théâtre catalan se souviennent encore, qui scelle le destin désormais lié de la souveraine et de l’artiste.
Rôle emblématique pour la soprano Edita Gruberova
Elisabetta Gruberova
Une œuvre qu’on ne monte pour ainsi dire que pour elle, une production créée pour elle en 2004 et régulièrement reprise depuis, mais jamais sans elle. Et surtout un rôle qui est devenu au fil des années, avec ses chères Lucia et Zerbinetta, le rôle de sa vie. Car c’est bien ce qui transparait ce soir dans chacun de ses gestes, dans chacun de ses regards et de ses accents : elle ne fait qu’un avec cette figure de femme bafouée et humiliée dans son amour. Une évidence qui finit par faire passer au second plan une voix un peu moins miraculeuse que d’habitude.
Peut-on réellement parler d’un soir « sans » ? Certes, le suraigu n’a pas la facilité du concert praguois de novembre dernier : le contre-ré cadentiel qui achève sa première cabalette est un peu arraché et celui qui referme l’œuvre, pourtant vaillamment tenu, semble conquis de haute lutte. La tessiture globale exigée par la partition paraît en outre la gêner aux entournures par les fréquents sauts de registres qu’elle occasionne, et si le grave sonne étonnamment bien, c’est le bas-médium qui se projette avec difficulté. Quant aux ornements, si les trilles épatent toujours par leur finesse, on aimerait souhaiter que les reprises puissent être désormais allégées en variations, l’instrument peinant parfois un peu à répondre aux cascades de notes que lui demande l’interprète. L’aigu, en revanche, demeure toujours aussi extraordinaire de jeunesse et d’impact : un exemple parmi cent, le contre-ut attaqué piano et lentement enflé durant sa première cavatine, qui coupe littéralement le souffle du public.
En outre, le jeu théâtral de la diva franchit allègrement les limites du bon goût, mais avec une telle force, une telle vérité que les larmes nous montent plusieurs fois aux yeux, et on demeure fascinés, sinon hypnotisés, par une pareille alliance du sublime et du grotesque. Ainsi, on reste pantois devant l’autorité, tant physique que vocale, déployée par la chanteuse durant le final du deuxième acte, passant visiblement par toutes les émotions, de l’incrédulité au désespoir, et prononçant son inflexible sentence précisément au moment où c’est la colère qui s’empare d’elle. Et on rend définitivement les armes dès le début du dernier tableau, alors qu’Edita Gruberova, vêtue d’une sobre et longue robe noire, n’a pas encore chanté une note mais occupe tout le plateau par sa seule présence et emplit toute la salle de son intense regard. Une scène finale immense qui résume à elle seule toute une carrière. Un moment d’anthologie qui restera longtemps dans toutes les mémoires, salué par une ovation spectaculaire de la part d’un public en liesse, hurlant et tapant des pieds.
Plutôt dubitatifs à l’annonce de cette prise de rôle pour Charles Castronovo, dont nous suivons avec étonnement le développement d’une carrière qui parait depuis quelques temps chercher son orientation véritable, reconnaissons notre surprise face à un Roberto Devereux tout à fait convaincant. Depuis un changement radical de technique voilà quelques années, la voix s’est beaucoup assombrie, au point de laisser supposer un mimétisme avec un célèbre ténor allemand actuel, et a perdu de son aisance dans le haut du registre. Mais voilà un rôle dont les limites correspondent parfaitement à celles du ténor américain et qui met en valeur ses qualités : très beau timbre – même si un peu obscur à notre goût –, superbe legato, sensibilité musicale à fleur de notes et aigus sonores et bien présents, bien que paraissant à la limite des moyens du chanteur. On retiendra surtout un « Come uno spirto angelico » au phrasé superbement nostalgique. Clémentine Margaine ayant une fois de plus renoncé au rôle de Sara, elle est remplacée, comme à Bilbao voilà près deux ans, par Silvia Tro Santafé… qu’on vient de laisser en Maffio Orsini à Valencia il y a quinze jours à peine. Heureuse surprise, qui nous permet d’admirer encore mieux l’évolution de la mezzo espagnole. Aigus fulgurants, graves superbes, énergie inépuisable et implication dramatique totale : rien d’étonnant à ce qu’elle ait été accueillie au rideau final par une trépignante acclamation.
Pour compléter ce quatuor de haut vol, Simone Piazzola incarne un saisissant Nottingham, aussi brutal dans le geste que soigné dans la ligne de chant. Déployant un timbre qui rappelle irrésistiblement celui de Renato Bruson, le baryton italien semble toutefois manquer du mordant et de la projection de son illustre aîné pour passer parfaitement l’orchestre, son aigu pourtant beau et facile ne portant pas très loin dans la salle. En revanche, il fait chatoyer des nuances magnifiques dans les moments plus intimes, en véritable artiste et musicien. Excellents également, tous les seconds rôles, avec une mention particulière pour le Lord Cecil percutant de Francesco Petrozzi, ainsi que le chœur maison, toujours bien chantant et magnifique d’homogénéité.
Habitué de cette production et surtout de la voix de la diva, Friedrich Haider sait suivre la scénographie de la première et mettre en valeur les couleurs de la seconde, parfois un rien brutal dans ses brusques changements de tempo mais très attentif au plateau et galvanisant un très beau Bayerisches Staatsorchester à la couleur toujours très personnelle.
Désormais bien connue par le DVD, la mise en scène de Christoph Loy ferait presque figure de classique au sein de la maison munichoise et, si elle se tient loin de toute évocation de la cour élisabéthaine, la transposition faisant de la Reine un sosie de Margaret Thatcher n’est heureusement que façade et ne raconte pas autre chose que ce que le livret réclame, laissant ainsi toute sa force à la seule musique.
Enfin, nous ne pouvons clore ce compte-rendu enthousiaste sans évoquer les quinze minutes d’applaudissements qui ont fait vibrer le théâtre une fois le rideau tombé, les spectateurs rappelant inlassablement Edita Gruberova. Un véritable culte, celui d’une légende vivante, et auquel nous sommes heureux d’avoir pris part.
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Munich. Bayerische Staatsoper, 16 avril 2017. Gaetano Donizetti : Roberto Devereux. Livret de Salvatore Cammarano. Avec Elisabetta : Edita Gruberova ; Roberto Devereux : Charles Castronovo ; Sara : Silvia Tro Santafé ; Nottingham : Simone Piazzola ; Lord Cecil : Francesco Petrozzi ; Gualtiero Raleigh : Kristof Klorek ; Giacomo : Philipp Moschitz ; Le page de Roberto : Sean Michael Plumb. Chor der Bayerischen Staatsoper : Chef de chœur : Stellario Fagone. Bayerisches Staatsorchester. Direction musicale : Friedrich Haider. Mise en scène : Christoph Loy ; Décors et costumes : Herbert Murauer ; Lumières : Reinhard Taub ; Dramaturgie : Peter Heilker