vendredi 19 avril 2024

COMPTE-RENDU, critique, opéra. AVIGNON, Opéra Confluence, le 29 déc 2019. MOZART : La Flûte enchantée. Vidal…Roussat / Lubek

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COMPTE-RENDU, critique, opéra. AVIGNON, Opéra Confluence, le 29 déc 2019. MOZART : La Flûte enchantée. Vidal…Roussat / Lubek. Par quelque bout que l’on prenne cette production pour la qualifier globalement, Flûte vraiment enchantée, enchantement de cette Flûte, on reste insatisfait de l’étiquette, trop étroite pour en dire notre satisfaction éblouie. Musicalement, vocalement, visuellement : une réussite.

 

 

L’œuvre
1791 : Mozart végète, malade et sans travail. Ses grands opéras, chef-d’œuvres absolus, Les Noces de Figaro, Cosí fan tutte, Don Giovanni, n’ont guère marché dans l’ingrate Vienne. Son frère franc-maçon, Emanuel Schikaneder, directeur d’un théâtre de quartier, pour des acteurs chanteurs plus que de grands chanteurs, comme lui-même, lui présente au printemps le livret d’un opéra qu’il vient d’écrire. Il est dans l’air du temps pré-romantique, sorte de féerie inspirée de contes orientaux à la mode de Christoph Marin Wieland, très célèbre auteur des Lumières allemandes, l’Aufklärung, surnommé « Le Voltaire allemand » pour son esprit, et de Johann August Liebeskind : Lulu ou la Flûte enchantée, Les Garçons judicieux. Rappelons la vogue égyptienne du temps : la campagne d’Égypte de Bonaparte de 1798 à 1801 n’est pas loin. Par ailleurs, Mozart avait déjà écrit la musique de scène de Thamos, roi d’Égypte, mélodrame ou mélologue, drame mêlé de musique, de Tobias Philipp von Gebler à la symbolique maçonnique puisqu’on situait l’origine de la maçonnerie en Égypte. Beaucoup d’éléments de cette œuvre se retrouveront dans la Flûte.
Mozart rechigne : il n’adore pas d’emblée cette féerie. Il remanie avec Schikaneder et la troupe cette œuvre parfois collective, sa musique insiste sur la thématique maçonnique, c’est connu : le thème trinitaire, ses trois accords de l’ouverture, les trois Dames, les Trois garçons, les trois temples, les trois épreuves des deux héros sont empruntées au rituel d’initiation de la franc-maçonnerie. Le parcours initiatique de Tamino et Pamina dans le Temple de Sarastro est inspiré des cérémonies d’initiation maçonnique au sein d’une loge.

 

 

La Flûte enchantée à Avignon
ONIRIQUE, FÉERIQUE : MAGNIFIQUE

 

 

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Cependant, à cette sorte de mystique maçonnique du parcours de l’ombre vers la lumière de l’esprit et de l’amour, Mozart mêle aussi de la musique religieuse : avant la fin de l’initiation du Prince, dans la troisième scène (acte II) au moment où Tamino est conduit au pied de deux très hautes montagnes par les deux hommes d’arme, il fait entendre le choral luthérien Ach Gott, vom Himmel sieh darein (‘Ô Dieu, du ciel regarde vers nous’). Il est chanté par les deux d’hommes en valeurs longues de cantus firmus d’origine grégorienne sur les mots Der welcher wandert diese Strasse voll Beschwerden, wird rein durch Feuer, Wasser, Luft und Erden,(‘Celui qui chemine sur cette route pleine de souffrances sera purifié par le feu, l’eau, l’air et la terre …’).

 

 

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L’idéologie maçonnique rejoint ici l’univers religieux traditionnel. Ainsi, si les quatre éléments sont utilisés dans le rituel maçonnique, ils le sont aussi depuis des temps immémoriaux dans nombre de religions, le quatre des éléments, des horizons avec le trois trinitaire, font même le sept (déjà les sept plaies de l’Égypte, les sept fléaux) et, dans la religion chrétienne, des sept plaies du Christ, de ses Sept Paroles en croix, des Sept Béatitudes de Marie, des sept péchés capitaux, etc. Quant à cette quête du Bien, de la Lumière, le moins qu’on puisse dire, c’est qu’elle est partagée de longue date par philosophies et religions. Ici, il est question de la lutte du Mal (les forces obscures de la Reine de la Nuit, la lune) contre celle du Bien et de la Lumière, qui triomphera dans un temple après des épreuves. Comme toujours, le génie musical de Mozart transcende les compartiments apparemment étanches des croyances diverses.
Le versant féerique, assorti de maximes morales de tous les jours est délicieusement naïf. Bref, au seuil de la mort, c’est l’enfant Mozart qui remonte, s’exprime, dans l’enchantement d’une musique sublime et populaire : elle s’adresse au plus haut et au plus simple de l’homme. Rentré de Prague après l’échec de sa Clémence de Titus, Mozart achève La Flûte enchantée et en peut diriger la première malgré sa maladie le 30 septembre 1791. C’est un triomphe. Entre temps, on lui a commandé un RequiemIl n’a pas le temps, l’achever : il meurt le 5 décembre. Cette messe des morts est sa dernière œuvre. Un an plus tard, fait extraordinaire pour l’époque, la Flûte enchantée connaît sa 100e représentation.

 

 

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Réalisation et interprétation
Devant le rideau, une petite table aux courbes Louis XV sur un tapis à tête de tigre, que nous n’aimons franchement pas : un animal réduit à l’ornement brutal du chasseur n’est pas pour enchanter un ami de la nature et des animaux vivants. Sur le plateau de la table, un gramophone d’autrefois avec, campanule de volubilis de métal, un pavillon rappelant celui, fidèle, de « La Voix de son maître » avec l’adorable petit chien l’écoutant. Orphée charmait les bêtes sauvages par son chant, sa musique : on préférerait le tigre charmé et non terrassé et disséqué, si telle est la métaphore à laquelle nous nous raccrochons pour tenter d’expliquer, sinon absoudre, cette image incongrue. L’enjeu moral de La Flûte enchantée, l’éthique maçonnique lumineuse est celle de la culture triomphant de la nuit du mal. Si c’est le sens de ce tableau d’avant le tableau, comme une épigraphe visuelle, il y a mieux que le tigre ou le loup pour représenter le mal sur terre : l’homme, hélas y suffit bien.
Défilé d’ombres dans la pénombre de la salle, le chœur se va placer dans la fosse d’orchestre, restant invisible comme lui, naissant de la musique même, libérant le grand plateau pour une foule indéfinie de personnages, agiles parmi les meubles, meublant sans encombrer l’espace de la souple frise sans cesse mobile de figures ombreuses du rêve en apesanteur par leur légèreté et leurs acrobaties semblant défier le réel concret. On croira même rêver de la marche sur un fil (belle idée d’épreuve d’équilibre pour le postulant maçon !) d’un Tamino dont on arrive à douter si c’est un double ; ou, autre épreuve, la montée en horizontale d’un mât vertical. Tout cela en rythme, dans la musique, semblant couler de source, sans solution de continuité, avec un naturel si élaboré qu’on ne s’étonne même pas que Papageno, le souple Marc Scoffoni, pourtant harnaché en costume d’un style vaguement renaissance flamande ou italienne, entre dans ce jeu festif et capricant avec une cabriole d’une légèreté aussi maîtrisée que son chant nuancé et son jeu frais et jovial. Il méritera bien son prix, sa pétillante, piquante et pétutante Papagena, Pauline Feracci : « Pa.pa, pa.pa. papapapa… »

 

 

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Donc, entre songe ou conte, ombres du sommeil, images, visages, rivages du rêve ou rives du réveil, le rideau brumeux, dans des lumières oniriques, se lève sur une chambre, une alcôve où se love un grand lit théâtralisé par deux grands panneaux de rideaux violets, table de nuit à grand réveil, qui deviendra le glockenspiel de Papageno, et vaste armoire, mobilier à la chaude couleur acajou, rocaille rococo stylisée : dans le goût Art Nouveau du Belge Horta. Dans le lit, tout chevelu et frisoté afro, un Tamino au pyjama à larges rayures verticales, surplombé de la menace d’un vaste portrait médaillon où se matérialisera plus tard la Reine de la Nuit. Pour l’heure, cauchemar, c’est le cobra égyptien tête de lit qui, entre les draps, visqueusement s’incarne appelant ses appels à l’aide.
On ne sait dans la pénombre du lointain qui nous gagne, peut-être détachées de la grande cheminée, trois caryatides égyptiennes, coiffées du « némès »
deux pans de tissu rayé bleu et or retombant de chaque côté sur les épaules, jambes entravées jusqu’aux anches du chapiteau à volutes, deviennent les Trois Dames bien chantantes (Suzanne Jérosme, Marie Gautrot, Mélodie Ruvio), mais comme enchaînées plus qu’enchantées dans la pierre où elles semblent soudées. Elles enchantent et enchaînent Tamino par le portrait de Pamina sorti de l’armoire comme une boîte à malice d’où sortiront aussi, arrachés au rêve, ensommeillés, emperruqués de blanc et pyjama assorti à celui du héros et de la coiffe des Dames, les Trois Garçons (Tanina Laoues, Emma De La Selle, Garance Laporte Duriez) mélodieuses gamines, surgissant, bienfaisants lutins, dans les situations critiques des héros pour les conseils aux adultes que savent souvent dispenser les enfants. Le brutal Monostatos, traditionnellement trahi par une voix faiblarde et crispante, est doté par Olivier Trommenschlager d’une vraie voix charnelle qui fait comprendre son désir si naturel de chair et l’immédiate compréhension de son texte en français, légitime revendication contre son exclusion par le malheur de sa couleur raciale, l’arrache à l’habituelle caricature du méchant noir d’âme et de peau.
Le Temple impénétrable de la Sagesse, en-deçà ou au-delà de la maçonnerie, ne peut avoir pour nous que la logique savante d’une superbe bibliothèque de tous les savoirs, tous ces livres, en tas ou en tranche. Mais c’est la médiation de la Parole humaine qui en donne les modalités d’accès et l’Orateur de Matthieu Lécroart a dans la voix autant de fermeté que d’humanité. De même, l’apparente raideur des deux Hommes d’armes, Matthieu Chapuis et Jean-Christophe Lanièce, s’attendrit de l’élan et l’allant vital du choral luthérien plein d’espérance de leur duo d’une chaleureuse puissance virile. La déception vient du Sarastro campé par Tomislav Lavoie, belle allure un peu carnavalesque en son habit de général d’Empire au chapeau outré de Guignol, qui a toutes les notes larges et rondes mais un grave insuffisant, ou détimbré pour cause de rhume et allergie, pour la noblesse vocale du personnage.

 

 

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Engagée en remplacement de la chanteuse prévue au programme, on ne dira pas que, pour Lise Mostin, la Reine de la Nuit est une prise de rôle : c’est une conquête, immédiate, évidente et audible, et qui conquiert d’emblée le public puisque, assagi désormais, n’interrompant plus que rarement les représentations par des applaudissements qui rompent l’action, elle est applaudie en reconnaissance de sa présence et de sa réussite. Le redoutable premier air par la tessiture plus grave et large, est délivré avec une générosité vocale splendide sans faire craindre pour les aigus qui, dans le célèbre second, hérissé de contre fa redoutables, sont pris à plein, d’une pleine voix rageuse, haineuse pour l’expression, mais sans acidité ni crispation, avec une aisance diabolique. Invitée deux jours avant en catastrophe, dont elle sauve le spectacle, elle n’a pas eu le temps d’apprendre le texte français et le chante dans l’original allemand, ce qui ne dérange en rien pour un personnage maléfique venu d’ailleurs.
La Pamina de Florie Valiquette, fleur en cage, d’abord poupée mécanique à la Hoffmann des contes, voix parlée à la naïveté enfantine qui convient, devient lentement femme dans les épreuves de la vie, le harcèlement libidineux de Monostatos, l’arrachement à la mère, la découverte de l’amour et l’abandon où sa voix, joliment timbrée, aisée, s’épanouit dans la douleur et plonge dans le grave ombreux mais pas alourdit, du désir de mort.
Prince surpris dans son sommeil d’enfant, enfantin par sa tenue de chambre l’espace d’une nuit de cauchemar et songe, démarche de petit soldat résolu, Mathias Vidal est un Tamino de rêve, élégiaque dans son premier air, mais capable d’affirmer l’héroïsme d’homme attendu de lui avec une voix pleine, ronde, douce et puissante à la fois. La dernière scène, retour au début, au sommeil qui engendra le rêve, nous montre un enfant endormi à son image africainement frisotée, (peut-être un petit mulâtre exonérant le racisme latent contre Monostatos), Prince redevenu l’enfant qui se sera rêvé adulte, veillé amoureusement par les personnages, dont la Reine et Sarastro, grands-parents bienveillants puisqu’ils sont père et mère de Pamina : le jour et la nuit réconciliés, le binarisme misogyne de l’opposition masculin/féminin dépassé, l’antithèse lumière/ténèbres, l’apartheid blanc et noir assumé mais subsumé par l’amour.

Plus donc que par une mise en exergue des symboles maçonniques trop souvent soulignés, il me semble que ces fées finales qui se penchent sur le berceau de l’enfant, de l’humanité, suffisent à traduire l’humanisme de la franc-maçonnerie, son utopie sociale. C’est la réussite de cette magnifique mise en scène cohérente et conjointe de Cécile Roussat et Julien Lubek qui signent aussi la scénographie et les lumières d’une grande beauté, dans un fourmillement de trouvailles incessantes, comme, entre autres, ces graphismes de silhouettes dans le goût du XVIIIe et ces ombres chinoises de la fin des épreuves. dans le respect toujours de la musique. On sent aussi le travail complice avec la costumière Sylvie Skinazi.

Mais que serait la scène sans la fosse ? Hors du mérite incommensurable d’avoir exhumé et donné vie à tout un continent musical perdu ou en déshérence, l’un des apports des baroqueux aux autres musiques, c’est d’avoir apporté à des répertoires encrassés, alourdis par la tradition un autre regard et souffle, les revivifiant, les renouvelant. À la tête du Chœur de l’Opéra Grand Avignon et de l’Orchestre Régional Avignon-Provence, qu’importe alors instruments anciens ou pas, Hervé Niquet était exemplaire. Il n’était que de le voir, sans baguette, souplement donner les entrées et d’indiquer les fins de sons aux chanteurs et instrumentistes, attentif à tout, pour goûter aussi visuellement ce renouveau sensible donné à cette musique que nous savons par cœur : un bonheur
On adressera aussi des compliments au texte français de Françoise Ferlan. Il est plus facile de mettre en musique un texte que de mettre des paroles sur une musique. Que dire alors de le traduire quand il s’agit de respecter la mélodie et le sens ? Même quand il n’y a pas d’erreur, d’approximations, souvent énormes dans les traductions d’opéras baroques dont la langue ancienne précieuse n’est souvent pas bien connue des traducteurs, les traductions des surtitres sont souvent forcément réductrices, devant caser un maximum dans l’espace minimum de l’écran. Ce qui oblige le spectateur à un regard doublé d’une écoute, avec les doutes quand on connaît la langue qui se chante sur scène. Certes, ceux qui ne connaissent pas l’allemand ont tendance à magnifier le mystère et la beauté d’un texte inconnu. Or, le texte de Schikaneder n’est pas du Da Ponte, il est simple, simpliste, naïf : l’entendre et l’écouter en français, magnifié par Mozart, en rend le charme encore plus touchant.

 

 
 

  

 

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LA FLÛTE ENCHANTÉE
Opéra en deux actes de
Wolfgang Amadeus Mozart
Livret d’Emanuel Schikaneder
Version intégralement française

Opéra Grand Avignon Confluence,
A l’affiche les 27, 29, 31 décembre 2019


Mise en scène, scénographie et lumières : Cécile Roussat et Julien Lubek.
Costumes Sylvie Skinazi : Assistante
Décor :Élodie Monet
Pamina : Florie Valiquette

La Reine de la Nuit : Lisa Mostin

Papagena Pauline Feracci
Première Dame : Suzanne Jerosme

Deuxième Dame : Marie Gautrot

Troisième Dame : Mélodie Ruvio
Tamino : Mathias Vidal

Papageno : Marc Scoffoni

Sarastro : Tomislav Lavoie

Monostatos : Olivier Trommenschlager

L’Orateur : Matthieu Lécroart

Premier Prêtre, Homme en armure : Matthieu Chapuis.
Deuxième Prêtre, Homme en armure : Jean-Christophe Lanièce
Trois enfants : Tanina Laoues, Emma De La Selle, Garance Laporte Duriez
(Chef de chant Vincent Recolin)
Acrobates : Mathieu Hibon, Antoine Helou, Alex Sander Da Neves Dos Santo,Sayaka Kasuya.

Chœur de l’Opéra Grand Avignon
Orchestre Régional Avignon-Provence
Production Opéra Royal de Wallonie – Liège

En coréalisation avec l’Opéra Royal de Versailles
Direction musicale : Hervé Niquet

Continuo : Elisabeth Geiger 

 
Photos : Cédric Delestrade/ACM-Studio 

 
 

 

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