CD événement, critique. TALISMAN : œuvres de Karol Beffa (1 cd Klarthe records) – C’est une manière d’anthologie délectable, car ce remarquable programme démontre l’étendue des capacités compositionnelles du Français (d’origine polonaise) Karol Beffa. On y relève dans le mode tonal assumé et réjouissant, les affinités électives qui nourrissent un parcours créatif singulier et personnel : Bartok, Ravel et son homologue en Pologne Karol Szymanowski et Lutoslawski. Mais aussi Berg, Dutilleux, Ligeti… Chez Beffa, la matière sonore s’illumine de l’intérieur, déroulant une somptueuse opportunité pour les instruments de briller dans la profondeur, jamais dans l’artifice… Ce ne sont pas les pièces réunies dans ce programme qui nous contrediront, tant la sensibilité poétique de Karol Beffa conduit l’orchestre à explorer toujours plus loin le caractère et l’atmosphère de climats inédits. On y décèle pour notre part le goût de la texture orchestrale apte à suggérer et caractériser, cette même fascination du sombre et du grave qui fait aussi l’inspiration majeure de Philippe Hersant.
Féru de littérature comme de poésie, Karol Beffa se montre inspiré par la prose flamboyante et onirique de l’Argentin Borges dont les Ruines Circulaires (2002) produisent in fine la partition qui ouvre ce programme de 5 pièces. Le compositeur s’approprie la figure du sorcier démiurge prêt à créer un nouvel être capable des mêmes pouvoirs pour l’imaginaire… Ainsi si son « fils » naît de ses propres rêves, le Sorcier reçoit la révélation de ses propres origines par le dieu du feu qui en électrisant sa créature, l’a rendu vivante ; mais il l’a initié au secret de ses origines : lui-même (le Sorcier) n’est que l’image vivante d’un rêve répliqué ; son immortalité montre qu’il n’a rien de mortel ni de naturel… Beffa plonge dans la matière suspendue du fantasme ; semble exprimer jusqu’aux attentes intimes du Sorcier-dieu, étirant l’espace et le temps, en une texture suave, dense, énigmatique. On y perçoit l’hommage au Wagner de Tristan, au Debussy de Pelléas ; la musique y pense et suggère ; rien n’y est description mais plutôt passage, métamorphose… de l’étoffe des rêves justement. D’autant plus perceptible et tactile grâce ici à la sensibilité des instrumentistes du Philharmonique de Radio France, en particulier les cordes. Mais à notre avis, le chef aurait pu jouer davantage sur la transparence, en intensifiant tout autant la charge dramatique.
Bel effet de transition avec Talisman de 2018, qui associe la clarinette et un trio pour cordes et piano. La pièce donne le titre de l’album : le premier mouvement (« Mystérieux ») prolonge l’ambiance enivrée, mystérieuse – inquiétante des Ruines circulaires. Même si Beffa qualifie la pièce de sombre et même de « sinistre » (cf l’esprit des ruines), les interprètes savent en déduire là encore un rayonnement subtil (palpitant même dans le dialogue d’une frémissante texture du second volet intitulé « Contemplatif ») ; ils déploient une soie énigmatique dans les deux morceaux extrêmes, enveloppant le volet central, plus agité et dramatique. Y dialoguent entre autres, la sombre facétie de la clarinette aux lueurs scintillantes, qui se dérobent toujours -, et le violon d’une idéale acuité expressive, tandis que le piano martèle comme un rictus démoniaque, le ténébrisme, intranquille et indéfectible du morceau.
Destroy (2006) illustre idéalement la poétique de Beffa dans la seule texture des cordes (ici la pièce est écrite pour quatuor à cordes et piano), animée par une pulsion rythmique inéluctable qui semble avancer dans le vide et inspirer au violon, une amplification frénétique jusqu’à la transe, suivi par le piano qui laisse in fine l’auditeur comme exténué, déconcerté. Superbe sensation de vertige ou d’apesanteur sonore en une danse syncopée qui aurait perdu tout repère. Avec le compositeur au piano, l’œuvre bénéficie d’une assise et d’une motorique, impeccables.
Beau contraste avec l’âpreté glaçante, elle aussi pourtant dans le sombre le plus criard de Tenebrae (aux langueurs étales énigmatiques dans la seconde partie « Douloureux »); mais tout s’enchaîne dans l’ambitieuse pièce finale, Le Bateau ivre, partition récente de 2017, là encore inspirée par la littérature et la poésie ; et quelle poésie, en délire et hallucinations du divin Rimbaud, faiseurs de paysages et de révélations inouïs ; Karol Beffa exprime le cheminement de la nef, en sa course de plus en plus chahutée ; ses éclairs colorés, ses aspirations perdues. Tout un monde vacillant entre poésie contrôlée et folie affleurante. La transition avec le second volet de Tenebrae est idéale tant le début du Bateau semble une amplification orchestrale du climat de « Douloureux » ; la musique au delà des mots ; Beffa semble y déployer les mille et une nuances du désespoir le plus abyssal, le plus indicible, au violon solo, dans un ciel chargé de nimbes et miroitements éperdus ; le colorisme s’y déverse et s’électrise avec un raffinement inouï ; bel accomplissement orchestral, en écho de la première pièce de 2002, soit 15 ans plus ancienne, Les Ruines Circulaires. Le National de France s’enivre, entre volupté et inquiétude ; il semble plonger dans le coeur d’un ténébrisme, traversé d’éclairs et de brillances inédites, en un continuum et une course échevelée, inéluctable dont le climax progressif égale la transe du boléro ravélien : sa radicale saturation ; le dernier chant / cri d’un orchestre finalement libéré. Magistral.
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CD événement, critique. TALISMAN : œuvres de Karol Beffa (1 cd Klarthe records)
1. Les Ruines circulaires (2002)
Orchestre philharmonique de Radio France, dir. Pascal Rophé
Talisman (2018)
Sanja Bizjak (piano), Patrick Messina (clarinette),
Lyodoh Kaneko et Young-Eun Koo (violon),
Allan Swieton (alto), Marlène Rivière (violoncelle)
2. Mystérieux
3. Contemplatif
4. Secco
5. Lent
6. Destroy (2006)
Quatuor Renoir et Karol Beffa (piano) – live recording
Tenebrae (2018)
Gustav Villegas (flûte), Guillaume Chilemme (violon),
Léa Hennino (alto), Victor Julien-Laferrière (violoncelle)
7. Sombre
8. Douloureux
9. Le Bateau ivre (2017)
Orchestre national de France, dir. Alain Altinoglu – live recording
ENTRETIEN AVEC KAROL BEFFA
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ENTRETIEN avec Karol Beffa, compositeur. L’éditeur Klarthe records dédie un nouvel album (intitulé « Talisman ») aux mondes poétiques du compositeurs KAROL BEFFA, peintre et alchimiste de climats d’un rare souffle suggestif. En format orchestral ou chambriste, les 5 pièces récentes constituent ainsi une nouvelle anthologie majeure ; elles témoignent d’une sensibilité à part. Entre “Clouds” et “Clocks”, onirisme et fureur, le compositeur dévoile certains secrets de fabrication, particulièrement inspiré par les poètes et les écrivains dont Borges… Aujourd’hui, Karol Beffa réfléchit à ce qui pourrait être un prochain opéra, et il compose pour l’horizon 2021, un « Tombeau » pour chœur et orchestre, afin de célébrer le 200 ème anniversaire de la mort de Napoléon. Explications, éclaircissements à propos de l’envoûtement qui naît à l’écoute du programme « Talisman » … Propos recueillis en avril 2020 / LIRE notre entretien complet avec Karol Beffa
APPROFONDIR
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Précédent cd de Karol Beffa critiqué sur CLASSIQUENEWS
CD, critique. “CREATIONS” : QUATUOR VENDOME. Bacri, Beffa, Escaich, Connesson… (1 cd Klarthe records (2011-2016). Feux d’artifice de Karoll Beffa
CD, critique. Karol Beffa : Into the dark (Constraste, 1 cd Aparté 2013). L’ensemble Contraste (piloté par Johan Farjot) signe un album monographique dédié à l’écriture crépusculaire et savamment ombrée du compositeur franco-suisse Karol Beffa (né en 1973), C’est avec Thierry Escaich et Philippe Hersant sans omettre Philippe Manoury, l’un des compositeurs les mieux inspirés d’aujourd’hui, dont l’accessibilité des œuvres rend l’idée même de musique contemporaine, fraternelle, humaine, souvent enivrante
http://www.classiquenews.com/cd-karol-beffa-into-the-dark-constraste-1-cd-aparte-2013/
Prédécent livre de Karol Beffa critiqué sur CLASSIQUENEWS
LIVRE événement. KAROL BEFFA : Diabolus in opera (éditions Alma nuvis).
http://www.classiquenews.com/ddd/
Livre événement. Compte rendu critique : György Ligeti par Karol Beffa (Editions Fayard). Le texte plus chronologique que biographique s’attache surtout à révéler la profonde unité et cohérence d’un œuvre ordinairement estimé comme éclectique, expérimentale, souvent inabouti du fait même de son incessante et continue quête structurelle. Toute la pensée de György Ligeti (1923-2006) reste un questionnement ontologique qui interroge la finalité même de la musique et le sens de sa forme transitoire. Et ce n’est certainement pas les entretiens cités par fragments ou celui intégré en fin d’ouvrage (édité pour partie dans la revue Commentaire en 2006) qui éclaire et élucide le « cas Ligeti »… bien au contraire. L’intelligence et la sensibilité suprême du compositeur l’auront préservé malgré une adolescence marquée par l’exil, hors de sa Transylvanie natale, puis la guerre et ses horreurs inoubliables… LIRE notre critique complète de la bio LIGETI par Karol Beffa : http://www.classiquenews.com/livre-evenement-compte-rendu-critique-gyorgy-ligeti-par-karol-beffa-editions-fayard/
Compte rendu de concert :
COMPTE-RENDU, critique récital. ENGHIEN LES BAINS, le 13 av 2019. Tristan Pfaff / CD critique (Ad Vitam) / 3 études de Karol Beffa