CD. Compte rendu critique. Monteverdi : L’Orfeo (Savall, 2002. 2 cd Alia Vox). Créé devant un parterre princier au château ducal de Mantoue en février 1607, “l’Orfeo” de Claudio Monteverdi est l’ouvrage premier et fondateur de la scène lyrique. Combien de nouvelles productions qui attestent de sa modernité intacte, et le place aux côtés du “Don Giovanni” de Mozart, telle une partition incontournable. En interrogeant le mythe d’Orphée, Monteverdi cible les enjeux du genre lyrique : quel sens et quelle fonction réservés au texte et à la musique : paroles et musique, forme et sujet, autant d’aspects et d’éléments de la machine lyrique, qui aujourd’hui encore, fondent sa spectaculaire réussite auprès des publics.
Le mythe d’Orphée. Monteverdi aborde à son tour, après ses contemporains Peri et Caccini, le mythe d’Orphée. Le sujet est d’autant plus fascinant pour les musiciens qu’il met en scène le pouvoir de la musique. Si Orfeo chante tout en s’accompagnant de sa lyre, la violence des sentiments qui l’anime, il incarne aussi la fragilité de la condition humaine. Deux mouvements inverses fondent le mythe : puissance irrésistible de la musique et du chant ; faillibilité et impuissance du cœur humain. Si le héros infléchit dieux et destin, atteignant même le cœur de l’inflexible Pluton, il s’en montre indigne en étant possédé par les passions qui déterminent sa destinée. Le chantre de Thrace triomphe des forces et des divinités qui le dépassent, tout en étant l’impuissante victime des forces psychiques qui l’habitent et le gouvernent. L’homme baroque ne s’appartient pas. C’est la folie et la déraison qui le pilotent. L’homme est-il condamné à souffrir ? La musique n’est-elle présente que pour lui permettre de mieux prendre conscience de cette détermination misérable ? Le théâtre lyrique n’a-t-il pas pour objet de portraiturer l’homme tragique ? Ainsi est posée l’équation d’Orphée. Dans l’histoire de la musique, Monteverdi en traitant un sujet qui est débattu par les élites, apprécié des princes, donne pour la première fois, le visage de l’opéra moderne.
Construction. L’Orfeo se déroule en cinq actes. Chaque volet est l’occasion d’exposer une idée principale, parfaitement explicite. Musicalement caractérisée selon l’idée motrice du livret de Striggio. A chaque acte, Orphée dévoile un aspect de sa personnalité.
Le premier acte précise la filiation d’Orphée avec Apollon. Ce sont les Noces éclatantes d’Orphée et d’Eurydice que bergers et nymphes fêtent en une Arcadie ressuscitée. Au deuxième acte, rupture de ton et de climat : au bonheur éperdu succède l’éclair tragique. L’annonce de la mort d’Eurydice par la Messagère. Orphée décide de retrouver aux Enfers son aimée. Le troisième acte, décrit la force morale du héros : au bord du Styx, pourtant accablé par l’Espérance, Orphée envoûte Caron (Possente Spirto), emprunte sa barque, et pénètre aux Enfers. Au quatrième acte, l’initié accomplit la traversée symbolique : il implore, supplie, infléchit par la puissance de son chant et par le pouvoir de la musique, le pouvoir des dieux (Pluton). Remontant aux eaux originelles (le fleuve Styx symboliquement traversé), le héros obtient le retour d’Eurydice. Tout s’inverse : pris de doute, il se retourne et désobéit à l’injonction qui lui avait été faite (ne pas voir son aimée le temps de leur remontée vers la terre) : il perd définitivement Eurydice. Au cinquième acte : Orphée s’épanche à Echo. Il renonce aux femmes, pleure son aimée, devient fou. Il est déchirée par les Bacchantes déchaînées ou accueilli en une apothéose solennelle par Apollon, son « père ». La fin diffère selon les versions choisies, selon les conceptions esthétiques des réalisateurs et des chefs.
L’Orfeo de Monteverdi, version Savall 2002
Sur la scène du Liceu de Barcelone, maestro Savall en large manteau mantouan (comme celui que portait Claudio lui-même) dirige ses troupes au geste souple, au chant affûté. Affaire de famille: sa fille Arianna est Euridice; son épouse, Montserrat Figueras, une troublante et si humaine Musica. Lecture sage et même classique, voire érudite, comme l’explique le metteur en scène Gilbert Deflo dans le film documentaire complémentaire au dvd qui a été simultanément édité (Opus Arte). Le fond de scène parcouru de miroirs cite la salle des miroirs du Palais Ducal de Mantoue où fut représenté en 1607 l’opéra de Monteverdi. Le miroir invite à interroger le sens des images, surtout pénétrer le masque des apparences… retrouver le fil d’un itinéraire initiatique visant à ressusciter la culture et le théâtre antique grec. La carrière du poète (un thème cher plus tard à Cocteau) synthétise les facettes de toute destinée humaine : abandon, amour puis perte, impuissance et folie. Sans posséder la fureur latine de l’argentin Garrido (cf. cd édité chez K617: notre référence audio), Savall convainc par quelques tableaux idéalement réussis: Caron (inflexible Antonio Abete) et sa barque, Orfeo (fervent Furio Zanassi) implorant aux dieux. Certes on regrette parfois le manque de mordant, l’absence d’une expressivité plus dramatique dans la caractérisation linguistique des situations : et aussi pour Orfeo et Apollo, des vocalises bien peu précises et propres. Surtout, Sara Mingardo, inoubliable Messageria, annonçant la morsure du serpent et la mort d’Euridice (point de départ de l’acte tragique) reste forte et puissante, digne d’une imprécation solennelle et déclamatoire parfaitement sobre et hallucinée… Une tragédienne à la hauteur de la partition sombre et si profondément humaine de Monteverdi.
CD. Compte rendu critique. Monteverdi : L’Orfeo, 1607 (réédition). M. Figueras (Musica), A. Savall (Euridice), F. Zanasi (Orfeo), S. Mingardo (Messaggiera), A. Abete (Pluton), A. Fernández (Proserpine),… La Capella Reial de Catalunya. Continuo : A. Lawrence-King, arpa doppia / L. Guglielmi clavecin, organo di legno & regal, X. Díaz-Latorre, théorbe & chitarrone. Le Concert des Nations. Jordi Savall, direction. Enregistrement réalisé en janvier 2002 au Liceu de Barcelone. 2 sacd Alia Vox AVSA 9911.
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