vendredi 19 avril 2024

Verbier (Valais, Suisse). Festival, le 23 juillet 2009. David Fray ; Sylvia Schwartz, Malcolm Martineau

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Verbier 2009

Notes de concerts (1)


“Nous y étions” un fragment d’été, à nouveau. Alternant rencontres et concerts, admirant les paysages par grand beau puis « orages désirés », nous voici relatant une 1ère journée de concerts à l’Eglise. David Fray joue Schubert puis Bach, la soprano Sylvia Schwartz est en duo avec le pianiste Malcolm Martineau pour Schumann, Guridi et Poulenc.

Jeudi 23 juillet, matin, Eglise

Et pour ouvrir cette petite session d’écoute, un concert qui permet de « réparer » une impossibilité de concert l’hiver dernier : voici donc David Fray en été, sur les hauteurs, mêlant « son » Bach à ce qui semble moins son domaine, Schubert non des grandes sonates mais des pièces plus « dispersées ». Une grande douceur dans l’énoncé, la simplicité dans le chant, mais des liens de silence et une fragmentation qui pourrait être Schumann, et plus loin des emportements perçus au lointain… Les contradictions schubertiennes « modernes » sont déjà dans cet Allegretto en ut mineur que jadis Artur Schnabel jouait comme d’un seul élan. Portée par l’inquiétude réservée que manifeste le pianiste à son entrée puis au clavier, cette conception imaginative s’exacerbe dans le 2nd Klavierstücke D.946 : sortie du fonds populaire, une « chanson bien douce » ne tarde pas à se laisser envahir de menaces jusqu’à une fureur presque désespérée. Puis une structure de va-et-vient entre calme reconquis et exaltation trahit avec justesse le trouble de Schubert dans son inspiration ultime (octobre 1828). Et l’on comprend que David Fray se sente ici porteur d’un secret grave qu’il invite le spectateur à partager. (Lire notre entretien avec le pianiste David Fray)

L’inguérissable gravité de l’être

Changement d’éclairage pour les Moments Musicaux, l’un de ces rares ensembles – avec les deux Cahiers d’Impromptus – que la postérité n’aura cessé de jouer, et parfois de considérer comme allant de soi en leur brièveté et leur apparente bonne humeur. David Fray, lui, s’interroge, à contre-courant s’il le faut, pour ces microcosmes trop souvent ramenés à une fonction de tableautins ou d’humeurs instantanées. Il en établit la filiation, selon son propre regard porté en arrière, dans un concert par lui-même ordonné de façon très personnelle. Ainsi pour le 4e, si apparenté à Bach, dont on pourrait croire que c’est postérité dansante et plaisante, et qu’il dédie probablement à la Partita d’après entracte. Et ce Moment, il le fait aussi un peu sévère, même si coule au centre un arpège d’eau en ralenti savant et inspiré. « Presque trop sévère », dirait Schumann… Chaque petit monde est ainsi scruté en son essence, sans économie d’analyse et de synthèse : la 5e, ici chevauchée hofmannienne presque tragique, vision fugitive qui s’efface sans rationalité, la 2nde, matière de nostalgie douce faillée violemment, puis qui s’isole et se fragmente en petits galets usés par le torrent. La 3e, a son déhanché de danse populaire, mais pris lentement, comme si un rideau d’arbres nous séparait de la place du village où tournent les sons dans l’air du soir, la 6e, comme de nostalgie presque murmurée…En somme, de la 6e vers la 1ère, tout un dialogue entre soi et soi, conclu par un « il le faut », es muss sein, mais sans héroïsme beethovénien, et finissant par baigner en lumière quasi-crépusculaire, un temps étiré pour cette « inguérissable gravité de l’être ».

Un Bach jubilatoire

Puis le pianiste, concentré en pays schubertien et à la limite du doute, revient différent, comme s’il était un homme neuf sur une route qu’il a déjà éclairée de sa lucide culture : en Bach, la concentration de l’esprit demeure extrême, mais la lumière de la 6e Partita est autre. Loin de toute « copie » baroqueuse – c’est son droit qu’il traduit en claire décision -, David Fray dès la Toccata sur la mélodie de timbres en écho et en espacement qu’autorise le piano. L’ampleur symphonique – plutôt : organistique ? – se fait jour ici, et rejoint l’ampleur de la pensée-Bach. D’autres aspects apparaîtront en ces 7 moments : des sonorités comme un flux qui va et vient , une sorte de marée sonore -, un abord dans la véhémence très ferme en fin de phrase. Puis un aria s’attarde, cherche, hésite sur la pente enchantée de la rêverie avec arpèges fragmentés ; un processus fugué arrive en dialectique, monte rigoureux et « baroque » à la fois, et couronne de sa coupole le bâti antérieur…Tous ces mouvements au sens plein du terme incitent à l’imagination, les moyens employés sont décidés mais jubilatoires, et préservent toujours la part de liberté improvisée qui sied tant au Père de la Musique… En bis, et avec une belle délicatesse d’intention, David Fray dédicace en retour à Schubert un impromptu : c’est pour saluer la mémoire de Karl Richter, dont il a appris que les deux petites filles sont en ce moment à Verbier. Karl Richter, un maître-organiste et chef trop tôt disparu dont il a intensément admiré les conceptions musicales particulièrement dans Bach : et en cet extrait de l’op.90 résonnent à nouveau le chant de la nostalgie, l’ardeur vers « n’importe où hors du monde », et c’est bien paradis perdu que cette mémoire-là, message adressé par delà les montagnes bleues.

23 juillet, soir, Eglise : Robert et Clara

Ténor malade (Matthiew Polenzani) mais pianiste vaillant (Malcolm Martineau), soprano disponible (Sylvia Schwartz) mais programme décalé (romantisme allemand passant de Schubert en Schumann puis en Espagne du XXe)… Malgré le regret qu’on éprouve toujours de ces changements – car on attend aussi des œuvres et des interprètes -, la plénitude apparaît dès le premier lied, et on comprend que Sylvia Schwartz – révélation verbérienne de cette session, délicieuse Zerline dont tout le monde ici dit grand bien – conquière les cœurs. La voici d’abord dans le cycle poético-édifiant des poésies de Chamisso, magnifiées par Schumann. Dans L’Amour et la Vie d’une Femme, Robert célèbre beauté comme bonté du mariage, mais dans cette année 1840 qui a vu aboutir la longue marche de leur droit au bonheur contre le père de Clara, le choix de ce cycle aux vertus un peu bourgeoises-et-popotes va buter contre une prémonitoire issue tragique. Et la cantatrice, qui sait être toute radieuse lumière, n’éludera pas non plus l’ellipse énigmatique, mortifère du dernier lied. Sylvia Schwartz est donc tour à tour simple et intense dans l’exposé (1), voix qui projette et se projette par le récit (2), cédant à un rien de théâtre mutin (3), faisant retour au presque-recueillement (4) avant les délicieux sauts d’octaves et la joyeuse clarté (5) pour entrer en profondeur confidentielle (6) et faire entrevoir la complexité de l’âme fusionnant avec le corps, puis l’irrépressible élan du bonheur et l’ardent opéra intime (7)…Et brutalement le hiatus funèbre, le presque-parlé, le sublime d’un irréparable arrivé sans qu’on puisse rationnellement le cerner mais d’où s’écoule le poison de l’absence. Cette « variété » de la voix et de l’attitude psychique, on la rapporte à son contraire, par exemple dans l’interprétation historique si sombre à tous égards de Kathleen Ferrier : mais en arrière de cette clarté presque tout au long du récit, demeure la part d’ombre, celle du trouble parce qu’on sait où ira échouer le vrai Robert, transférant sur Clara les pouvoirs du mariage-avec-la-vierge-conquise, et conférant à la naïveté de Chamisso une valeur conjuratoire de la mort de l’amour.

Chamisso et Ruckert

Une telle hypothèse du labyrinthe ne serait pas possible sans le travail complexe de « l’accompagnateur ». Etonnant Malcolm Martineau qui, sans aucune mise en avant de soi-même, construit les huit paysages, porte la palpitation amoureuse de la voix et parfois donne la dimension sacrée à cet encore- trop-terrestre. C’est le pianiste (Robert ?) qui avertissant du désastre imminent (7), devient à lui seul le douloureux mortel de la chute. Car c’est lui qui achève le cycle par le génial postlude (gloire de Schumann dans l’histoire du lied !), scelle le mystérieux tombeau, demeure la conscience malheureuse du retour en arrière que la mémoire synthétise et voue à la mort. Les 6 lieder « isolés » qui suivent n’éparpillent pas la belle unité. S.Schwartz y affirme la capacité de sa voix potentiellement si ample à saisir le « volume » poétique plus subtil de Ruckert, tout en préservant sa charmeuse théâtralité (le 6, volksliedchen), et à s’immobiliser pour chanter, en écho de Schubert, à l’autre « tu es le repos ». Tantôt le piano scelle un récit d’une abrupte coda, tantôt le prolonge de postludes qui sont chez Schumann la signature du « je ne cherche pas, je trouve ».

Espagne, Extrême-Orient ?

Quand après l’entracte la cantatrice, jusqu’alors coiffée sagement « Clara-et-Chamisso », revient avec les cheveux dénoués, on saisit le symbole de liberté hispanique et française… Et les couleurs changent, d’abord avec les 6 Chansons Castillanes de Jesus Guridi, où l’on passe de classique sensualité ibérique à ambitus scénique, d’une boîte à musique sortie de l’enfance et d’un piano debussyste à une contemplation mortifère (magnifique 4e chant), la voix radieuse de S.Schwartz terminant le cycle toute ensoleillée d’être. Quant à la Courte Paille, elle vit de cette douce ironie et de ce tendre paysagisme qu’on admire tant chez Poulenc : « Poupoule » y fait parfois l’enfant qu’il berce de sa mémoire et « insolite » en plein naturel, sans jamais forcer le trait. S.Schwartz y est d’une diction prompte, en un français très jubilatoire et communicatif. M.Martineau a des codas pianistiques à vous tirer les larmes (« la douceur de la pluie » qui clôt les « Anges Musiciens »). Tous deux sont admirables à l’ultime nuit d’avril, un paysage lyrique sans âge, sans lieu – Europe ? Extrême-Orient ? – , la poésie même, suspendue et pourtant palpable. Récompenses pour un public exemplaire d’écoute fervente qui sait honorer « la musicienne du silence » avant tout applaudissement : un Schumann encore, distillé et joué, puis un « lointain » magique de Falla, où les syllabes se raréfient avec un son délicieux qui s’attarde.

Festival de Verbier 2009. Le 23 juillet. Notes de concerts (1). David Fray : J.S.Bach (1685-1750) 6e Partita ; F.Schubert (1797-1828), Moments musicaux: S.Schwartz, M.Martineau : R.Schumann (1810-1856) : lieder de Chamisso et Ruckert ; Jesus Guridi (1896-1961), Seis Canciones castellanas ; F.Poulenc ( 1899-1963), La courte paille.

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