jeudi 28 mars 2024

Verbier (Suisse, 17e Festival), 22 juillet 2010. Verbier Orchestra, dir.Daniel Harding (Britten, Mozart). Le 23, dir. Marc Minkowski (Fauré, Canteloube – avec Anne Sofie von Otter)

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Les Verbier Orchestra – en formation symphonique ou chambriste – sont composés de jeunes instrumentistes à niveau supérieur, qui « reçoivent » de grands chefs et solistes pour des concerts en vaste public. Ici Daniel Harding les dirige pour un « Sacre » de juvénile inspiration, et – avec MenahemPressler – pour un sublime 17e concerto de Mozart. Puis Marc Minkowski – avec Anne Sofie von Otter dans Fauré puis Canteloube – les guide en revisitant la 39e Symphonie de Mozart.

La fureur céleste et le radar météo

On dit grand bien de la nouvelle Salle des Combins. A Médran, devenu obsolète, on aura pu constater qu’il n’y avait plus qu’un trou que la fièvre immobilière va remplir, et des souvenirs musicaux qui en écho viendront peut-être charmer les nouveaux résidents. Les Combins ont certes belle allure au bas de la Station, avec leur armature métallique claire, leur très large panorama. Mais pour l’heure de ce jeudi, c’est balcon sur orage en préparation, nuages gris-ardoise obturant la vallée. En scène, derrière une haie basse de fleurs blanches, les jeunes instrumentistes du Verbier Orchestra se chauffent. Daniel Harding – il fait à peine plus âgé que ses musiciens – et eux prennent un visible et audible plaisir à naviguer en mer « Brittennia » pour « guider une jeune personne dans l’orchestre », une partition de 1946 que le compositeur a écrite en perspective pédagogique et variations rutilantes. Un Rondeau d’Abdelazer de Purcell –on croirait, vu de France ou Suisse, ouïr une Arlésienne de Bizet, qu’importe le prétexte pourvu qu’on ait un peu de vent dans les voiles !- , et cela « varie » en réjouissant tous les pupitres, le pavillon du tuba accroche des éclats bleus (est-ce souvenir du beau temps d’avant ?), mais on entend bientôt que le déluge déclenché tambourine, timbale et percusse impitoyablement le toit de la neuve structure. Le vacarme est encore plus assourdissant qu’en pareille circonstance à Médran, et Daniel Harding prenant acte de la fureur céleste interrompt le jeu. Martin Engstroëm vient faire part de son impuissance – tout Patron qu’il est – à calmer les Eléments déchaînés, mais annonce que le Radar météo genevois annonce un mieux pour tout à l’heure. (Il y eut d’ailleurs pis en début de festival, puisque pour le concert d’ouverture la lumière disparut même pendant un moment, ne vous levez donc plus, orages indésirés !). Et en effet, après la ponctuation toute proche d’un assourdissant coup de foudre, un « chant joyeux de reconnaissance » valaisan salue le Brittennia qui peut reprendre son voyage depuis le port où il était revenu s’abriter, la jeune personne peut admirer une toile si habilement colorée – des panneaux de paravent extrême-oriental, peut-être serait-ce mieux décrit – et l’orchestre la guider dans les plaisirs d’une modernité bien tempérée par un Britten séducteur.

Le chardonneret et les Hommes Armés

Puis vient le temps heureux d’une poésie pure, d’entente émue entre « le bloc » de la jeunesse symphoniste et ce grand aîné qui ne toise personne et au contraire voue sa soliste solitude, son intuition mozartienne à ceux qui l’entourent. Le tambourinement de la pluie au début encore s’obstine mais en baissant peu à peu de ton, comme si le doux Menahem Pressler savait aussi pacifier les univers hostiles et les rendre à la discrétion chuchotée d’une mémoire qui s’éloigne. M.Pressler n’est pas ici « le soliste » omniscient, mais un compagnon tout au long de ce 17e Concerto (K.453) : en témoigne sa façon affectueuse de participer du corps et du regard – quand il est en « attente » devant le clavier – à ce que chantent ses instrumentistes. La dramaturgie constructrice de l’allegro initial, si amplement mais naturellement développée, liée à la tendresse qui l’ombre – en une forme de bonheur de parler à l’autre – s’inscrit en un jeu subtil, un équilibre d’éloquence discrète, un dialogue entre l’homme et le temps dont Mozart a le secret. Et vient l’andante, sublime question probablement sans réponse, peut-être plainte aussi, mais si harmonieuse : Menahem Pressler en vit la complexité, mais d’abord d’une sagesse émue comme s’il se plaçait déjà de l’autre côté du miroir et de sa propre histoire. Puis le double, dans l’orchestre, de très beaux bois paraît l’entraîner dans une méditation presque douloureuse, dont on réalise qu’elle est aussi argumentée de silences où résonne encore la phrase ainsi fragmentée par le doute. En bonne dialectique mozartienne, et après l’introspection, le rebond en allegretto-presto du finale s’accomplit en dédoublement de personnages, comme à l’opéra. Daniel Harding se tourne dans toutes les directions d’un orchestre où il paraît convoquer ses protagonistes et les mettre joyeusement en action et échange verbal avec le piano. Les spécialistes nous rappellent que ce thème vient d’un chardonneret dont Wolfgang avait noté le chant, et nous comprenons mieux le climat de joie ; mais la virevolte générale s’interrompt tout à coup, on passe instantanément en interlude, l’orchestre et le piano paraissent se chercher dans la pénombre, au-delà du défilé où veillent les Hommes Armés de la Flûte qui « défendent » l’initiation à Tamino et Pamino. Tel est le tour d’une magie qui saisit l’instant poétique, et nos interprètes le savent si bien !

Lamento de nostalgie, ivresse sur la Terre-Mère

L’irruption de la beauté par le Concerto subjugue tant le public que Daniel Harding et M.Pressler acceptent de nous immerger une nouvelle fois dans le mouvement lent : même sortilège qui suspend le temps, où tous paraissent sous l’injonction pressante de l’esprit que transmettent la baguette du chef et la gestuelle du pianiste. Quelque chose de plus suppliant encore dans le toucher de M.Pressler, peut-être, de plus décisif contre le Destin aux infinis pouvoirs, et cela embue le regard… Enfin le pianiste acclamé revient seul : sans doute dédié à ce Mozart tant admiré par le compositeur polonais, voici un chant de Chopin qui s’élève dans l’immensité de la plaine, par delà les si belles montagnes d’ici, un lamento de nostalgie que là-bas on nomme zal, et qui murmure combien nous sommes seuls au monde, mais comment l’art peut en tirer une harmonie souveraine, qui fera taire jusqu’à la mort elle-même.

Peut-on imaginer plus « scandaleux » contraste avec la 2nde partie de ce concert d’exception, par l’irruption – comme en 1913 ! – d’un Sacre du Printemps où les fastes rythmiques, le dionysiaque païen et russe emplissent un espace d’une autre nature, ameutant en chacun de nous les forces de la Terre-Mère ? Ce Sacre, presque un siècle après sa création tumultueuse, clame avec le Verbier Orchestra la jeunesse du monde, et propose dans la joie – « étincelle divine », chantait un Autre – le « scandale » de la Beauté Première. Dès l’appel du basson paradoxal, Daniel Harding entraîne d’une merveilleuse et gaie santé ses jeunes musiciens de « l’apprentissage supérieur », et tout le monde paraît ici – comme on dit banalement – « faire la fête » : percussions éclatantes et vives, contrebasses « à plein ventre », volcanisme primitif, silences béants où se love tant d’énergie, préparation en attente magique, un peu monstrueuse peut-être mais si neuve ! Le chef anglais s’est fait démiurge ardent -presque inquiétant de déchaîner tant de forces ! -, et quelle leçon pour tous !

Sois sage ô ma douleur…

Le lendemain, même Combins, même heure, sans drame d’orage, autre baguette, même heurt de partitions. Et tout de suite climat d’émotion, Marc Minkowski annonçant que ce concert est dédié à la mémoire de Anthony Rolfe-Johnson, dont on vient d’apprendre la mort. Un des ténors anglais qui ont été parmi les précieux passeurs des splendeurs baroques, modèle pour ses cadets et des compagnons de chemin lyrique, admirable interprète de Monteverdi, Haendel, Mozart et Britten, A.Rolfe-Johnson chanta, entre autres, à l’Opéra de Lyon – grande époque John-Eliot Gardiner-, et bien évidemment Anne Sofie von Otter est associée de cœur à cette mémoire d’intensité et de pureté vocales….Manière très « civilisée » pour Marc Minkowski de faire sentir au public comme aux jeunes instrumentistes du Verbier Chamber Orchestra la mystérieuse continuité des pouvoirs de l’art, dont les interprètes sont les servants, de génération en génération. Et pour tous, de se recueillir, avant d’écouter la musique, dans le souvenir de la beauté….En cet esprit de douce commémoration, qu’imaginer de mieux que le Pelléas et Mélisande fauréen. Ici, évidemment, rien de la violence et du désespoir contenus du drame debussystes, et bien peu du sombre schoenbergien. Mais ce sentiment du murmure harmonieux et souvent déchirant qu’un philosophe comme Jankelevitch a décrit pour Debussy et par écho, pour Fauré – qui « centre » sur l’héroïne – : « Mélisande apporte avec elle, partout où elle se montre, le silence et le pianissimo ». Aux bords du Léthé, le fleuve de l’oubli, la mort – si bouleversante dans le 5e « chapitre » de la Suite fauréenne – nous dit que « nous ne voyons jamais que l’envers des destinées », et la musique de Fauré semble aussi chercher en Baudelaire le « Sois sage ô ma douleur et tiens-toi plus tranquille, tu réclamais le soir, il descend le voici ». Un symbolisme très français mais anglais, du côté des préraphaélites – Burne-Jones et Rossetti- passe sur ces pages de diverses hauteurs (la Sicilienne a ses facilités, on l’entend sur you tube !), mais le chef a su manifestement faire passer en son Orchestre de jeunes internations le goût et le sens de ces longues phrases au col sinueux et souple, de ces sonorités « idéalistes », et jusqu’à ces moments où Fauré l’Ariégeois se confronte au mystère d’une brume britannique venue de l’océan et de la mise à distance légendaire. Une pluie pianote encore, ce soir très discrète, sur le toit des Combins, et Anne-Sofie von vient, quelques instants, « chanter » Mélisande, apparition élégante et fantomatique, c’est très beau et un peu déchirant, si accordé à la mémoire de la disparition qui vient d’être annoncée…

Les Chants d’Auvergne et la 39e

L a chanteuse revient ensuite, star rayonnante et parfois facétieuse et enjouée, pour les extraits de Chants d’Auvergne Canteloubiens. Il est amusant d’écouter la Grande Suédoise vocaliser en artiste qui se délecte le franco-provençal du haut socle cristallin. Il y a dans cette écriture « transpositrice » des années 20-30 un air « sans âge » et une nostalgie délicieuse, et la voix d’Anne Sofie y a des façons d’abandon dont on saurait décider si c’est naturel poétique ou art fort sophistiqué. L’espace des terres et des nuages est parcouru dans Baïlero, puis la chanteuse joue, charmeuse et comme si elle était en scène pour quelque Devin de Village attardé sur Auvergne (Lo Fiolairé) et qui d’ailleurs anticipe sur un des Folk Songs de Berio, un Boussu est gentiment moqué en Zwerg schubertien totalement dédramatisé ; il y a des solos de clarinette en Syrinx exilé sur les plateaux. La Delaïssado chante sa plainte sur somptueux tapis orchestral, tout comme l’invite mélancoloqie de Passo pel prat. Quant au Coucut, Anne Sofie y roucoule en étourdissantes finesses linguistiques et onomatopées qui rallieraient les cœurs les plus réticents. Moments de charme délicat, qui détendent et font entrer en rêverie ou amusement, et que tous, sur scène et dans la salle, partagent sans réticence.

Après l’entracte, brusque changement d’éclairage et pas seulement d’époque, avec une 39e Symphonie de haute inspiration mozartienne. Marc Minkowski ramène la partition de la « 1ère des 3 ultimes » à une conception sans orgueil, sans démesure rhétorique mais en pleine recherche émotive, célébrant ainsi avec son Orchestre de jeunes un Wolfgang à peine « aîné » des instrumentistes enthousiastes du XXIe siècle. C’est évidemment contre une tradition de solennité empesée, longtemps autoritaire, que dès l’introduction le chef français affirme le petit motif – qu’il fait en tourbillon – « sous » la scansion purcellienne de timbales inventives qui évoquent aussi le pas de la Statue donjuanienne. Un silence béant, et on embarque les musiciens vers la belle aventure de l’allegro à thème étrange et à développements si originaux : est-ce valse, berceuse, barcarolle avant construction violemment dramatique et savante à la fois. Façon théâtre, certes ? Les grands gestes du chef sont ceux d’un lyrique en situation théâtrale et d’un orateur de prétoire ou d’agora…. L’andante, comme le terme l’indique, « fait aller », vers un imaginaire questionnant qui ne tarde pas à s’ouvrir sur une superbe véhémence contrapuntique, revient en inquiétude, joue avec ombre et lumière, en une équivoque rendue perceptible par le chef. Ca déhanche avec humour et sans lourdeur dans le menuetto, et ça s’amuse dans un, trio merveilleusement aéré par le passage de la mélodie dialogue aux cordes et aux vents. Quant au finale, à très vive allure, il exalte par sa tonalité de feu follet courant infatigable, son évocation d’un volubile discours théâtral, ses silences si contemporains, l’ampleur surgie d’un développement dramatique, jusqu’à la pirouette finale dont la modernité désinvolte laisse pantois. L’art entraînant de Marc Minkowski est à son sommet, quelque chose de l’adolescence du monde vient de passer sur son orchestre. Ou comme le raconte en rêve Socrate, selon Paul Valéry : « L’air, délicieusement rude et pur, m’opposait un héros impalpable qu’il fallait vaincre pour avancer. A chaque pas, j’étais moi-même un héros imaginaire, victorieux du vent, et riche de forces toujours renaissantes. C’est là précisément la jeunesse. »

17e Festival de Verbier. 22 et 23 juillet 2010. Verbier Orchestra et Chamber Orchestra. Dir. Daniel Harding : Britten, Mozart (17e concerto K.453, avec Menahem Pressler), Stravinsky (Le Sacre du Printemps) . Dir. Marc Minkowski : Fauré (Pelléas),Canteloube – avec Anne Sofie von Otter-, Mozart (39e Symphonie, K.543).

Illustrations: Anne Sofie von Otter, Mark Minkowski (DR)

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