Serait-ce l’un de ces défrichements récents les plus décisifs, de ceux qui au départ incertains se justifient découverte après découverte? Le Palazzetto Bru Zane, Centre de musique romantique française a engagé depuis ses premiers festivals tout un cycle dédié aux oeuvres de Théodore Dubois. L’homme officiel et célébré (Prix de Rome 1861, professeur puis directeur du Conservatoire, organiste à La Madeleine, surtout membre de l’Institut…) est aussi un compositeur d’une intégrité absolue, d’une finesse séduisante, voire davantage… A Dubois, revient le mérite d’une carrière scrupuleuse, menée avec loyauté et de sa propre volonté, sans éclat ni sens de la provocation: au contraire, le tempérament du musicien est proche de son style: digne, équilibré, raffiné… Habité et défenseur d’un idéal académique qui recherche avant tout la clarté, Dubois étonne, surprend, et ici convainc sans réserve.
Elégance dramatique
Les oeuvres peu à peu ressuscitées sont en passe de réhabiliter le musicien et lui rendre sa valeur légitime, celle d’un grand maître romantique français, à l’époque du Second Empire et de la IIIè République. Au cours de son festival justement intitulé « Du Second Empire à la IIIè République, le Palazzetto à Venise a d’abord exhumé ses Motets, superbement défendus par Hervé Niquet en un concert mémorable en la Basilique des Frari (où autour de Dubois, les oeuvres de Lalo, Delibes, Saint-Saëns étaient défendues avec une égale intégrité, où cette mièvrerie soit disante Saint-Sulpicienne n’avait rien de sucré, d’artificiel… ni de compensé); puis ce fut, un cd tout autant éloquent dédié aux
oeuvres concertantes (entre autres pour violoncelle); enfin, au cours de l’été 2011, son oratorio Le Paradis Perdu (1878) fut remonté dans une version non orchestrale (la partition perdue à ce jour devrait bientôt être retrouvée…) mais enrichie (en une version actualisée, pour quatuor élargi comprenant flûte, hautbois, basson, cor et pianoforte magnifiquement articulée par les Solistes des Siècles avec les Cris de Paris sous la direction de Geoffroy Jourdain): sens du drame, renouvellement du genre de l’histoire sacrée, séduction immédiate des mélodies, écriture subtile et d’une finesse qui évite le creux comme le décoratif.
Voir le reportage vidéo le Paradis Perdu de Théodore Dubois
En plus d’être un poète musicien, Dubois, excellent artisan, est aussi un architecte: l’alternance des parties instrumentales, chorales, solistiques confirment l’art du Dubois dramaturge (parfait équilibre des 4 parties: La Révolte, L’Enfer, La Tentation, La Jugement), maître des masses chorales: il n’est que d’examiner le rôle dévolu au Diable, agent de la chute d’Adam et d’Eve, pour mesurer la subtilité psychologique avec laquelle le compositeur aborde le caractère: c’est une instance active, provocante, démiurge et évidemment manipulatrice qui critique le pouvoir de Dieu et la Création, sait conduire ses troupes célestes, séduire et perdre définitivement le couple originel en insufflant à la trop naïve Eve, le poison de l’orgueil et de la suffisance.
C’est un rôle digne de Mephisto chez Gounod ou Berlioz; une relecture passionnante, propre à la fin di siècle romantique, dans l’histoire du personnage. Tout l’art de Dubois se concentre dans ce profil imprévu et aussi dans le traitement du choeur des Damnés qu’il sait haranguer.
Fidèle miroir des nombreux concerts donnés en tournée à l’été 2011, l’enregistrement rend compte ici de la réussite et du plateau vocal réuni, de la tenue inventive et caractérisée du choeur, du « continuo » vif, nerveux, toujours habilement articulé; de la direction, fine, analytique, essentiellement élégante souple et dramatique du chef des Cris de Paris, Geoffroy Jourdain.
Chantal Santon qui poursuit simultanément à sa coopération aux chantiers romantiques amorcés par le Palazzetto, de nombreuses échappées baroques, incarne avec conviction et naturel, l’évolution du personnage d’Eve, si central dans l’oeuvre diabolique: pureté originelle et tendresse extatique (duo avec Adam: « Aimons-nous », partie III) puis jeune ambition influençable et si manipulable; Mathias Vidal, parfaitement à son aise dans cet emploi de ténor lyrique, lui donne une réplique attentive et engagée lui aussi; contrepartie lumineuse et même flamboyante, l’Ange de la mezzo italo-américaine Jennifer Borghi terrasse et captive par l’ampleur de sa voix, corsée, colorée, et elle aussi scrupuleuse dans son intelligibilité; c’est Alain Buet, vivant et subtil qui restitue au personnage central de l’oratorio, Satan, sa facétie active, son cynisme bonimenteur; l’articulation, la projection, l’intonation sont superlatives; le chanteur apporte pour beaucoup, dans la conception vocale de son personnage, à la cohérence de l’enregistrement.
Commande de la Ville de Paris, comme un geste de généreuse rechristianisation après les horreurs commises pendant la Commune, Le Paradis Perdu d’un Dubois, mûr et sûr de son style (41 ans) est bien davantage qu’un exercice de démonstration académique.
Amertume haineuse et esprit de vengeance d’un Satan volubile, effusion tendre et amoureuse et trop fragile du premier couple, diversité caractérisée du choeur (souplesse éthérée des Séraphins; hargne des Rebelles; conspiration des Damnés d’où émerge le trio mordant, dissident d’Uriel, Molock, Bélial…; prière et compassion du dernier choeur pour le jugement final)… sans omettre, l’évocation des gouffres infernaux qui occupe avec tendresse, raffinement et élégance là encore (trois caractères emblématiques de la manière de Dubois) toute la seconde Partie (intitulée l’Enfer avec l’incantation fourbe et victorieuse du choeur exaltant « flamme toujours vivante au séjour d’épouvante »: chef d’oeuvre d’écriture chorale doublé d’un sens prosodique si délectable, plage 18 du cd1)… la succession des tableaux compose une fresque édifiante et moralisatrice qui satisfait amplement sa fonction première. D’ailleurs, Dubois recycle un projet lyrique antérieur, remontant à 1871… Il obtient le Premier Prix du Concours parisien auquel il avait concouru; ex aequo avec un autre compositeur à redécouvrir d’urgence Benjamin Godard, auteur dans le même contexte d’un Tasse tout aussi abouti. Mésestimé et objet de complots tenaces, Dubois connut avec son Paradis Perdu, de nombreux déboires: le librettiste Blau réclamant la moitié du Prix obtenu; les chanteurs à la création au Châtelet n’étant pas satisfaisants; l’édition de la partition étant payée par l’auteur seul…
A l’écoute de cette découverte totale, le tempérament d’un Dubois raffiné et dramatique s’impose incontestablement; il suscite et nourrit la curiosité, … excellente confirmation et préambule opportun s’agissant du prochain festival présenté à Venise par le Palazzetto Bru Zane et entièrement dédié à l’oeuvre du compositeur (
festival « Théodore Dubois et l’art officiel », du 14 avril au 27 mai 2012).
Théodore Dubois (1867-1924): Le Paradis Perdu (1878). Oratorio, premier Prix de la Ville de Paris. Chantal Santon (Eve), Mathias Vidal (Adam), Alain Buet (Satan), Jennifer Borghi (L’Archange)… Les Cris de Paris. Geoffroy Jourdain, direction. 2 cd Aparté. Réf.: AP030. Enregistrement réalisé en septembre 2011 à Paris. Parution annoncée: début avril 2012.
vidéo
Le Paradis perdu de Théodore Dubois: grand reportage vidéo. Des
répétitions à la représentation finale (été 2011), immersion dans les
coulisses d’une résurrection exemplaire menée par le Palazzetto Bru Zane
Centre de musique romantique française. Le disque parâit au printemps
2012, et le Palazzetto dédie en avril et mai 2012 à Venise, son dernier
festival thématique à l’oeuvre et à la figure du compositeur français
ainsi révélé: « Théodore Dubois et l’art officiel »...
Festival Théodore Dubois à Venise: 14 avril-27 mai 2012Réservez vos concerts !
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