On parle souvent du coup de génie du jeune Mozart : »Idomeneo« est conçu en 1780, commande de Karl Theodor, l’électeur bavarois et ancien prince-électeur du Palatinat, qui avait une excellente troupe d’opéra et un orchestre non moins compétent.
Ainsi, le jeune compositeur relève tous les défis du genre opera seria : cisèle des personnages ardents et bouleversants ; conçoit même un souffle véritablement symphonique grâce à l’excellence de l’orchestre de la Cour de Karl Theodor ; sans omettre les choeurs d’une somptueuse expressivité. Mozart s’intéresse ainsi avec le librettiste Giambattista Varesco à un épisode de l’Odyssée d’Homère, dont ils déduisent un drame passionnant sur l’amour et la famille, le sens du sacrifice, le devoir et l’engagement aux dieux… Le roi de Crète, Idomeneo, de retour de la guerre de Troie, doit d’avoir été sauvé lui et ses hommes, en promettant à Neptune (Poséïdon) de lui sacrifier le premier homme, qu’il rencontre à son arrivée. Horreur et tragédie : c’est le fils d’Idomeneo, Idamante, qui doit ainsi être offert aux dieux inflexibles.
Que peut le père malgré sa promesse et le devoir de servir Neptune ? Doit-il sacrifier son fils ? La musique de Mozart explore une large palette de sentiments contrastés qui disent la fragilité et la complexité des hommes ; l’écriture approche parfois l’oratorio dans de grands passages choraux.
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MOZART : Idomeneo
Benjamin PRINS, mise en scène
24 janvier 2025, 19h30
31 janvier 2025, 19h30
9 février 2025, 14h30
22 février 2025, 19h30
9 mars 2025, 18h
29 mars 2025, 19h30
Infos & Réservations directement sur le site du theater nordhausen (Allemagne):
https://theater-nordhausen.de/musiktheater/idomeneo
Wolfgang Amadeus Mozart : Idomeneo
Dramma per musica en trois actes KV 366 (1780/81)
Livret de Giambattista Varesco,
Nouvelle version du texte proposé par le Théâtre Nordhausen – En italien avec surtitres, récitatifs et textes narratifs allemands
45 minutes avant chaque représentation, le Théâtre Nordhausen propose une introduction à « Idomeneo » .
Theater Nordhausen
/ Loh-Orchester Sondershausen GmbH
Käthe-Kollwitz-Straße 15
99734 Nordhausen – Allemagne
entretien avec Benjamin PRINS
Un relecture audacieuse entre apocalypse, rituels antiques et tensions familiales, vu par un metteur en scène inspiré par l’opéra et l’humain… la nouvelle production d’Idomeneo présenté par le Théâtre Nordhausen créé l’événement lyrique en Allemagne en ce début 2025. L’approche recentre le propos théâtral au coeur des enjeux propres à l’opéra ; c’est aussi une réalisation qui recueille tout le métier d’un metteur en scène à suivre : Benjamin Prins. Photo DR
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CLASSIQUENEWS : Votre lecture de l’opéra dépasse le cadre classique. Vous évoquez pour Idomeneo une esthétique post-apocalyptique. Pourquoi ce choix ?
BENJAMIN PRINS: Mon intention est de réinscrire cette histoire dans un contexte qui résonne avec nos angoisses contemporaines. Le monde d’Idomeneo est celui d’une civilisation en ruines, d’un univers dévasté où les survivants tentent de reconstruire un lien avec les dieux. Avec Birte Walbaum aux costumes et Wolfgang Rauschning à la scénographie, nous nous sommes inspirés d’esthétiques cinématographiques comme celles de Mad Max, Dune ou Waterworld, où les personnages évoluent dans un environnement hostile, marqué par la guerre et la désolation écologique. Dans notre mise en scène, les vestiges d’une civilisation perdue — les rituels, les croyances, les offrandes — reprennent vie. C’est une manière de rappeler que, dans les moments de crise, l’humanité retourne toujours à des formes primaires de spiritualité.
CLASSIQUENEWS: Ces rituels occupent une place centrale dans votre vision. Quels sont vos points de référence ?
BENJAMIN PRINS: L’un de mes principaux points de départ a été le livre d’Adeline Grand-Clément, Au plaisir des dieux. Ce texte explore les pratiques rituelles de la Grèce antique, et notamment les dimensions sensorielles de ces cérémonies : les danses, les parfums, les offrandes. Nous avons cherché à recréer sur scène cette expérience totale de la dévotion.
Dans l’opéra, les prières à Neptune deviennent une chorégraphie (Luca Villa) presque organique, où les corps, la musique et la lumière fusionnent. C’est une tentative de réconcilier les spectateurs avec une idée de sacré, non pas comme une abstraction, mais comme une expérience physique, tangible, presque viscérale.
CLASSIQUENEWS: L’opéra traite aussi de la relation père-fils. Vous semblez y accorder une place particulière.
BENJAMIN PRINS: Absolument. La relation entre Idomeneo et Idamante est le cœur battant de cet opéra. C’est une dynamique universelle, celle d’un père et d’un fils qui s’aiment, se craignent et se déchirent. Il y a un parallèle évident avec la relation entre Mozart et son propre père, Leopold. Ce n’est pas un hasard si Mozart écrit cet opéra à un moment où il cherche à s’émanciper, à affirmer son identité artistique.
Pour enrichir cette lecture, j’ai donc introduit un narrateur, hanté par son fils mort à la guerre . Ce personnage, à la fois extérieur et intime, agit comme un double d’Idomeneo : il est sa conscience, son juge, son alter ego. À travers lui, on perçoit non seulement la culpabilité d’Idomeneo, mais aussi son incapacité à se réconcilier avec son fils.
Cette approche crée donc une double perspective comme une double intrigue : nous voyons l’histoire se dérouler, mais aussi la manière dont elle est reconstruite, réinterprétée dans le cadre d’un deuil impossible.
CLASSIQUENEWS: Cette complexité psychologique est-elle une marque de votre travail ?
BENJAMIN PRINS: Absolument. Je pense que tout metteur en scène cherche à révéler les fractures, les ambiguïtés des personnages. Dans Idomeneo, ces tensions sont particulièrement riches : c’est une œuvre qui parle de filiation, de pouvoir, mais aussi de la fragilité humaine face au divin.
CLASSIQUENEWS: Cette œuvre marque-t-elle une étape dans votre parcours de metteur en scène ?
BENJAMIN PRINS: Oui, indéniablement. Elle s’inscrit dans une réflexion que je mène depuis plusieurs années sur la tragédie et le monde contemporain. Dans Roméo et Juliette, j’explorais la passion face aux interdits. Dans Turandot, c’était la quête d’identité et la confrontation à la peur de l’autre. Et dans Carmen, la tension entre liberté et fatalité.
CLASSIQUENEWS: Vous avez mentionné une collaboration avec Pavel Baleff. Quelle est son importance dans cette production ?
BENJAMIN PRINS: Cette production marque notre troisième collaboration, après Don Giovanni et Roméo et Juliette. Pavel Baleff est un partenaire artistique de premier plan. Sa direction musicale est à la fois précise et profondément instinctive. Il sait comment donner vie à chaque nuance de la partition, tout en dialoguant avec ce que nous proposons sur scène. C’est une alchimie rare, et elle est essentielle pour un opéra aussi riche et complexe.
CLASSIQUENEWS : Le Theatre Nordhausen a reconnu votre talent en vous nommant directeur artistique en 2022. Que représente ce poste pour vous, en tant que metteur en scène d’opéra français ?
BENJAMIN PRINS : Beaucoup d’excitation, bien sûr ! Rejoindre l’équipe de Nordhausen, c’est l’occasion de vivre pleinement une certaine utopie du théâtre où l’art est intrinsèquement lié à l’humain. Le théâtre est un espace démocratique par excellence, un lieu de rencontre, de réflexion et de catharsis, où le spectateur explore des réalités autres que la sienne.
Pour moi, diriger un opéra, c’est bien plus que produire des spectacles. Il s’agit de fédérer une micro-société d’artistes, techniciens et administrateurs autour d’une vision commune, tout en ouvrant le lieu à son public. L’opéra est un lieu de justesse : il oblige à écouter l’autre, soi-même, et l’ensemble de l’orchestre. Cette discipline, à la fois exigeante et collective, nous rappelle que les frontières ou les identités figées sont des illusions.
CLASSIQUENEWS : Vous avez construit votre carrière en Allemagne. Est-ce révélateur d’un désintérêt de la France pour ses metteurs en scène d’opéra ?
BENJAMIN PRINS : Plus qu’un désintérêt, je dirais que la France n’a pas véritablement intégré le métier de metteur en scène d’opéra dans son paysage artistique. Cela n’existe pas en tant que tel. C’est l’une des raisons pour lesquelles je suis parti. Dans l‘espace germanophone, le système valorise cette profession : après des études spécifiques comme celles que j’ai suivies à Vienne – où j‘ai appris auprès du talentueux Reto Nickler, on commence souvent comme assistant avant de devenir metteur en scène.
En France, c’est différent. La politique culturelle est orientée vers la décentralisation et valorise les compagnies de théâtre. Un metteur en scène peut accéder à l’opéra après avoir fait ses preuves ailleurs. Cela crée une situation où l’opéra est parfois confié à des personnalités reconnues dans d’autres disciplines, mais qui ne mesurent pas toujours les spécificités et l’ampleur du travail opératique.
CLASSIQUENEWS : vous en êtes à votre troisième saison au Theater Nordhausen. Que dit votre programmation de votre personnalité et de votre vision artistique ?
BENJAMIN PRINS : Mon but n’est pas de conforter les attentes du public, mais plutôt de les bousculer. J’aime provoquer la surprise, et surtout explorer ce point de tension entre l’extravagance et la délicatesse. Pour inaugurer mon mandat, j‘avais choisi Don Giovanni de Mozart. La mise en scène s’appuyait de références contemporaines pour questionner le narcissisme toxique des prédateurs sexuels.
Un autre axe de mon travail est la danse. Plutôt que la vidéo, je préfère l’universalité des corps en mouvement comme contrepoint à la musique et au texte. Cela tombe bien : Nordhausen a un corps de ballet d’exception, dirigé par Ivan Alboresi.
CLASSIQUENEWS : Vous parlez souvent d’identité dans votre travail. Pour vous, qu’est-ce qu’un artiste heureux ?
BENJAMIN PRINS : Un artiste heureux, c’est quelqu’un qui a trouvé son style. Pour moi, le style est une forme d’identité, un langage propre qui permet de transmettre un message à travers l’œuvre. Cela ne signifie pas détourner l’œuvre, mais comprendre ses ressorts pour mieux s’y conformer ou, au contraire, les transformer.
Mon parcours m’a amené à explorer une multitude de genres – de la tragédie lyrique au One Woman Opera – et à collaborer avec des équipes internationales. Chaque projet est un défi d’adaptation, une rencontre entre la pièce et mes outils d’interprétation.
Ce chemin, semé d’incertitudes, m’a aussi poussé à chercher des ressources intérieures. Par exemple, j’ai découvert la Technique Alexander avec l’extraordinaire Agnès de Brunhoff, qui m’a appris à mieux utiliser mon corps et mon esprit. Cette méthode, utilisée par des artistes comme John Cleese ou des sportifs comme Roger Federer, m’aide à mieux diriger et vivre pleinement mon métier.
CLASSIQUENEWS : La mise en scène d’opéra est-elle comparable à celle du théâtre ou du cinéma ?
BENJAMIN PRINS : L’opéra est un art total… Chant, jeu, danse, arts plastiques, dramaturgie : tout s’y croise. Cela exige une approche très spécifique et une grande humilité. Contrairement à une idée reçue, toutes les pièces ne se prêtent pas à une profusion d’idées. Certaines appellent une grande sobriété, d’autres une audace totale.
Il est tentant, pour les producteurs, d’inviter des grands noms issus du théâtre ou du cinéma à s’essayer à l’opéra. Mais ces expériences sont souvent décevantes. La mise en scène d’opéra demande un savoir-faire particulier, un équilibre entre l’artisanat et la vision.
CLASSIQUENEWS : Pour conclure, que souhaitez-vous que le public retienne de votre mise en scène d’Idomeneo ?
BENJAMIN PRINS: Je voudrais que le public ressente autant qu’il réfléchisse. Cette production est une plongée dans l’univers sensoriel et émotionnel d‘une légende qui était très connue à l’époque de Mozart et j’espère que tous nos efforts pour rendre cette histoire d’aujourd’hui ouvriront les cœurs et les pensées des spectateurs qui seront confrontés aux questions éminemment actuelles:comment vivre ensemble après la guerre ? ou comment la réconciliation peut-elle émerger des décombres laissés par la guerre ?
Propos recueillis en décembre 2024