Tan Dun
Marco Polo, 1996
Partition des métissages

Avec son librettiste Paul Griffiths, Dun imagine l’épopée de l’occident vers l’orient, de Venise vers la Chine, en deux parties successives: Marco, puis Polo (deux faces d’une même individualité, chantées séparément par deux voix incarnées, respectivement soprano et ténor). Marco désigne l’être extérieur du Vénitien ivre de découvertes et de terres inconnues (l’être, le faire); Polo renvoie à son identité plus profonde, intérieure, secrète, consciente ou non (l’esprit, la mémoire). A cela, les auteurs déploient l’action en trois registres différents et parallèles: physique, spirituel, moral.
Rustichello est ainsi l’accompagnant du voyage physique de Marco Polo: à la fois « première ombre » et narrateur auquel le Voyageur dicte ses mémoires (alors qu’il est emprisonné dans les prisons de Gênes entre 1298 et 1299). C’est un guide à la manière de Virgile conduisant Dante dans La divine Comédie. Tan Dun n’hésite pas à citer Gustav Mahler et même Puccini, colorant ce volet de teintes résolument occidentales.
Dans le voyage spirituel, les 3 étapes de l’existence humaine sont évoquées: passé, présent, futur. L’espace-Temps y réunit les quatre saisons de la vie et l’écriture musicale emprunte beaucoup aux modes asiatiques.
D’une geste riche en symboles, la mise en scène de la présente production démêle les écheveaux, sachant mettre l’accent sur les temps forts d’une action conçue comme un rite de passage, une initiation lente mais inéluctable. Ce voyage dans le temps et l’espace renvoie Marco Polo à ses racines les plus intimes.
La scénographie de Pierre Audi rétablit la part onirique d’un drame qui doit se comprendre comme une vaste réflexion imaginée sur les thèmes multiples, complexes de la rencontre, des voyages: leur but ultime est bien la quête de sa propre vérité.
Dans ce périple personnel, semé de nombreuses épreuves imagées (la production est en cela un très beau livre d’images, de la Piazza San Marco à la Grande Muraille, des mondes médiévaux d’Occident à la cour de Chine, traversant les saisons, de l’hiver à l’automne…), les chanteurs portent la déclamation spirituelle des personnages sans dénaturer le propos qui demeure celui de l’évocation plus que de la réalité d’une action concrète. Evidemment, la lecture bénéficie de la direction soignée, précise, nerveuse du compositeur lui-même.
Seul bémol: Charles Workman dans le rôle de Polo, déjà vu dans L’amour des trois Oranges de Prokofiev (Opéra de Paris, 2005): souffle court, psychologie sommaire, style tendu et plus contestable, aigus tendus voire déchirés. Dommage. Heureusement, Sarah Castle incarnant la part plus « concrète » de Marco relève le niveau. Mais la vraisemblance du Voyageur en quête d’initiation et de révélation en sort déséquilibrée.
Faiblesse d’autant plus criante que le spectacle visuel et scénique restent percutants, du début à la fin.
Tan Dun (né en 1957): Marco Polo, 1966. Avec Polo: Charles Workman. Marco: Sarah Castle. Kublai Khan: Stephen Richardson. Water: Nancy Allen Lundy. Shadow 1/Rustichello/Li Po: Zhang Jun. Shadow 2/Sheherazada/Mahler/Queen: Tania Kross. Shadow3/Dante/Shakespeare: Stephen Bryant
Chinese/Arabian dancer: Mu Na. Netherlands Chamber Orchestra. Cappella Amsterdam
Tan Dun, direction. Pierre Audi, mise en scène.
Enregistrement live au Muziektheater, Amsterdam, les 13 et 18 novembre 2008.
Bonus: Documentaire intitulé « The Music of Tomorrow », incluant entretiens avec l’équipe des créateurs et les interprètes principaux.