CD Ă©vĂ©nement, critique. « Sisters ». Lili et Nadia Boulanger : Ćuvres pour piano (Johan Farjot, piano) 1cd Klarthe records - Le label Klarthe est bien inspirĂ© dâĂ©diter cette premiĂšre intĂ©grale de lâĆuvre pour piano des soeurs Boulanger, Nadia et LiliâŠ. dont 3 piĂšces en crĂ©ation ! – cf. la mĂ©lodie « Mon Ăąme », de 1906 de Nadia dâaprĂšs le poĂšme dâAlbert Samain. Nadia la brune, Lili la blonde⊠deux figures de la composition en France quâil Ă©tait temps de rĂ©estimerâŠ. A certains qui renaclent Ă considĂ©rer des compositrices françaises de premier plan : Lili pourrait devenir mĂȘme un phare exemplaire comme le soulignait Igor Markevitch, prĂ©coce et juste admirateur.
Le pianiste Johan Farjot dĂ©montre aujourdâhui les champs variĂ©s et les imaginaires forts et puissants des deux filles dâErnest Boulanger (Prix de Rome 1853) et qui comme leur pĂšre compositeur, candidatĂšrent pour lâauguste trophĂ©e romain : Nadia remporte en 1908 unâŠ2Ăš Prix. Lili, le Premier Prix en 1913 Ă 19 ans (grĂące au feu fulgurant de sa cantate « Faust et HĂ©lĂšne » quâil faudra bien un jour rĂ©vĂ©ler). Leur parcours est aussi intense que court : Lili de santĂ© fragile meurt Ă 24 ans, non sans lĂ©guer des partitions dâune Ă©loquente maturitĂ© (et oui lâexpĂ©rience et le gĂ©nie nâattendent pas lâĂąge des annĂ©es) ; Nadia renonce Ă poursuivre son Ćuvre de compositrice à ⊠32 ans. Ătonnante interruption.
DâoĂč vient ce vide soudain ?, un doute qui vaut censure, et qui dans la vie de Nadia explique que trouvant sa musique non pas bonne mais « inutile », elle dĂ©cide soudain de cesser la composition, Ă la faveur de ses autres activitĂ©s comme cheffe, concertiste, professeur surtout : Legrand, Glass, Bernstein, Copland sont ses Ă©lĂšves⊠La question explique la singularitĂ© dâune Ćuvre qui Ă lâĂ©coute, comme celle de sa sĆur, frappe voire saisit par sa vivacitĂ©, sa justesse, sa profondeur.
De Farjot aux « Sisters »âŠ
De compositeur Ă compositrices
Johan Farjot lui-mĂȘme compositeur semble mesurer le talent des Boulanger dans lâesprit dâune entente secrĂšte et intime ; de Nadia, le pianiste auteur parle dâune compositrice « gĂ©niale, originale, inspirĂ©e ». De Lili, il est aussi dĂ©finitif car il connaĂźt les 3 Psaumes.
Johan Farjot Ă©tablit donc la premiĂšre nomenclature enregistrĂ©e des piĂšces de Lili Boulanger, en un cycle raisonnĂ© : dâabord les 2 PrĂ©ludes de 1911 (rĂ© bĂ©mol et si), clairement debussyste et ravĂ©liens.
De mĂȘme le ThĂšme et Variations (rĂ©alisĂ© Ă la Villa MĂ©dicis Ă Rome en juin 1914 aprĂšs lâobtention de son Premier Prix) affirme la puissance sombre et mystĂ©rieuse de lâinspiration de la jeune compositrice, en rien fragile ni timorĂ©e, au contraire abrupte, violente, passionnĂ©e, animĂ©e par le dĂ©sespoir voire la souffrance ultime, peinte en une grisaille des plus raffinĂ©es.
Enfin les 3 Morceaux pour piano (publiĂ©s posthumes par Ricordi, 1919) confirment tout autant le gĂ©nie de Lili : mĂ©lancolie dâUn vieux jardin ; douceur Dâun jardin clair, enfin transparence de « CortĂšge » notĂ© « lĂ©ger et gai » par la compositrice. LâintensitĂ© expressive, la puissance et la sensibilitĂ© jaillissent sous les doigts de Johan Farjot qui sâingĂ©nie avec dĂ©lice Ă souligner la maturitĂ© et le profondeur de lâĂ©criture, ses architectures amples, tracĂ©es Ă grands coups de marches harmoniques, tout en veillant Ă lâampleur du son, sa transparence, parfois inquiĂšte, souvent interrogative.
De Nadia, Johan Farjot saisit la vitalitĂ© rythmique de la piĂšce pour 2 pianos (1910), premiĂšre mondiale absolue qui affirme le tempĂ©rament de la compositrice. Le pianiste restitue aussi lâĂ©loquence narrative des 3 Petites PiĂšces pour piano (1914) dont la derniĂšre offre cette grille emblĂ©matique de la compositrice « parallĂ©lismes dâaccords et pĂ©dales harmoniques » Ă lâĂ©gal dâun Ravel qui fut son condisciple dans la classe de FaurĂ©.
Dans « Vers la vie nouvelle » (1915), Nadia exprime lâinquiĂ©tante Ă©trangetĂ© dâune vie terrestre, parsemĂ©e de doute et de dĂ©couragement avant que naisse enfin, lâespoir dâune vie meilleure, « lâhomme marche confiant, tendre et grave » selon ses propres annotations. La partition créée en fĂ©vrier 1917 Ă©tait ainsi destinĂ©e Ă collecter des fonds pour aider les femmes musiciennes Ă poursuivre leur activitĂ© musicale pendant la guerreâŠ
Autre morceau majeur de cette intĂ©grale Ă©vĂ©nement : lâinĂ©dit « Morceau pour lâentrĂ©e dans la classe de piano femmes du Conservatoire de Paris », exercice de dĂ©chiffrage datĂ© de juin 1914.
Enfin, la mĂ©lodie « Mon Ăąme » (1906) chantĂ©e ici par Karine Deshayes; le texte en alexandrin dâAlbert Samain (1858 – 1900) diffuse sans pudeur la sensualitĂ© intĂ©rieure et profonde dâune infante dans un palais dĂ©sertĂ© : attente, renoncement, deuil ; soit innocence, Ă©lan, amertume, blessures et adieu serein : lâangĂ©lisme de lâinfante, son retrait de la vie, comme un anĂ©antissement souple et Ă©lĂ©gantissime rĂ©sument en dĂ©finitive les illusions premiĂšres et les derniers soupirs de toute une vie ; le caractĂšre est sobre, sombre, parfois grave, toujours Ă©perdu mais mesurĂ©. De plus de 6mn, la mĂ©lodie est un sommet de retenue passionnĂ©e, de sombre espĂ©rance qui plonge au cĆur du mystĂšre.
On ne saurait trouver actuellement meilleure approche sincĂšre et investie du gĂ©nie de deux sĆurs frappĂ©es du sceau de lâauthentique et ineffable musique. Deux dĂ©esses au destin musical foudroyĂ© que ValĂ©ry ou Bernstein en leur temps ont su estimer Ă leur juste valeur. Une estimation que rĂ©gĂ©nĂšre fort opportunĂ©ment Johan Farjot, compositeur, en un rapport Ă la fois fraternel et identitaire magistral. Passionnante implication.
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CD Ă©vĂ©nement, critique. « Sisters ». Lili et Nadia Boulanger : Ćuvres pour piano (Johan Farjot, piano) 1cd Klarthe records – CLIC de CLASSIQUENEWS
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