CD. Karol Beffa : Into the dark (Constraste, 1 cd Aparté 2013). L’ensemble Contraste (piloté par Johan Farjot) signe un album monographique dédié à l’écriture crépusculaire et savamment ombrée du compositeur franco-suisse Karol Beffa (né en 1973), C’est avec Thierry Escaich et Philippe Hersant sans omettre Philippe Manoury, l’un des compositeurs les mieux inspirés d’aujourd’hui, dont l’accessibilité des œuvres rend l’idée même de musique contemporaine, fraternelle, humaine, souvent enivrante. Karol Beffa fut le plus jeune titulaire de la chaire de création artistique au Collège de France (2012/2013) : une fonction légitime si l’on constate ici l’étendue de ses facultés compositionnelles. Le Concerto pour alto et orchestre (2005) est avec Dédale (1999), la pièce la plus ancienne du programme de ce disque. Pour cordes seules, l’oeuvre déploie et cultive des résonances sombres (c’est le « dark side » d’un Beffa continûment inspiré par l’ombre et la gravité), qui semblent au démarrage citer quelque épisode du Requiem de Berlioz. L’ensemble Contraste sait affirmer le caractère méditatif et replié, si prenant par son aspiration funèbre, affichant perpétuellement un deuil viscéral. Le cycle fait entendre l’activité d’une désespérance tenace, tel le parcours d’une malédiction sinueuse qui chemine dans le désespoir le plus profond et qui s’épaissit par paliers ascendants. L’oeuvre affiche une réussite indiscutable : elle acclimate sur le mode orchestral et concertant, la matière de Masques, partition antérieure pour violon et violoncelle. Le vif qui suit est plus agité voire convulsif traversé de spasmes inquiets. De notre point de vue, le compositeur y perd la cohérence de construction et sa charge émotionnelle est sacrifiée pour un jeu purement formel.
Into the dark :
Karol Beffa, apôtre de l’ombre, égrène 1001 nuances de noir…
Plus nuancée, la matière du petit Concerto pour harpe de 2013 enchaîne une série de visions harmoniques dans un climat extatique où l’interprète (Emmanuel Ceysson inspiré) doit surtout faire chanter l’instrument soliste, véritable résonateur d’un sentiment d’enchantement presque enivré en tout cas nocturne. Le sombre et l’ombre, la nuit et le crépuscule dessinent ici autant de plans d’un même paysage qui révèle, contrairement à ce que laisse supposer le texte de présentation, non pas la difficulté de Karol Beffa à atteindre une secrète unité de pièce en pièce, mais plutôt sa grande cohérence d’inspiration : chaque partition scrupuleusement complémentaire et en résonance entre elles, composant en nuances de noirs les plus ténus, ce « dark » proclamé en couverture, comme la couleur de l’apôtre à l’obscurité flamboyante.
Ainsi, également de 2013, Dark pour piano et cordes est d’une solennité jamais raide ni déclamation et là encore nocturne, dont le second épisode – hélas-, s’affaiblit comme un pastiche de Rachmaninov.
De 2012, les 4 chants sur les poèmes de Saint Jean de la Croix sont heureusement d’une toute autre qualité d’obscurité. Certes ils pâtissent malgré leurs climats d’imploration ardente, de l’articulation totalement inintelligible de la mezzo Karine Deshayes, qui se fourvoie dans un espagnol brumeux et mou. Mais la beauté cuivrée, crépitante du timbre captive indiscutablement. Le premier chant : Un pastorcico solo est embrasement; Del verbe divino nourrit une prière assoiffée et aussi inquiète sur un mode presque interrogatif; Sin arrimo y con arrimo est plus apaisé mais comme apeuré et d’une douleur panique ; ! Oh llama de amor viva est d’une introspection intime, secrète qui exprime les élans silencieux et rentrés des grands mystiques… autant de sentiments ciselés qui ici n’évoquent pas les degrés du noir intérieur mais plutôt toutes les marches les plus infimes d’une introspection ultime articulant la foi comme une exploration du moi profond. Hélas que n’avons les textes intégraux et leur traductions pour se délecter de la collusion verbe et instruments, d’autant que par les cordes seules, l’orchestre est loin d’accompagner simplement : il éclaire aussi chaque aspiration, chaque enjeux émotionnel du texte. C’est pour nous le cycle le plus intéressant du programme enregistré. Sublime.
Dédale, pièce que l’on connaît déjà de longue date (créée en 1999), exprime mieux que tout développement redit après lui, ce labyrinthe initiatique dont le secret et le mystère demeurent jusqu’à la fin, intact, préservé de tout dévoilement. La pièce de 12 mn est un absolu chef d’oeuvre de concision et de construction dramatique : une ivresse aux cordes seules qui récapitule et englobe l’esprit des Métamorphoses de Strauss et La Nuit transfigurée de Schönberg : ses glissandi trahisent les sursauts du rêve animé, l’activité secrète de la psyché toujours efflorescente et jamais dévoilée. De l’aveu du compositeur, il s’agit du prolongement d’une lecture de Borges, mais aussi de la réminiscence d’un songe qui convoque une matière mouvante inaccessible. La section centrale plus dramatique et explicitement narrative concentre, aspire, exaspère toute velléité de la conscience, pour replier cette arche vers l’émergence de l’immatériel, comme au début : dans des miroitements contenus mais bien actifs. Un chef d’oeuvre que chacun doit « vivre » et éprouver au disque mais aussi au concert, comme une courte expérience fulgurante. Contraste mené par Johan Farjot et Arnaud Thorette et la harpe enchantée, orphique de Ceysson signent une éblouissante lecture de cette pièce du sublime.
CD, compte rendu critique. Karol Beffa : Into the dark. Ensemble Contraste. Johan Farjot, direction. Avec Karine Deshayes (mezzo, Nuit obscure), Arnaud Thorette (violon, alto), Emmanuel Ceysson (harpe) et Karol Beffa (piano). 1 cd Aparté. Programme enregistré à Paris (Temple Saint-Marcel) en janvier et février 2013. Durée : 1h11mn. CLIC de classiquenews de juin 2015.