vendredi 20 juin 2025

Schiller et Verdi : Luisa Miller Du texte à l’opéra…

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Luisa Miller
Du texte à l’opéra, de Schiller à Verdi…

Né le 10 novembre 1759, Schiller aurait eu 250 ans cette année. Anniversaire passé sous silence ou presque alors que le poète et écrivain eut une influence plus grande encore que Goethe, dans l’essor du romantisme. Esprit lumineux et ardent, Schiller, défenseur des peuples contre tous les tyrans, reçut à ce titre la nationalité française des Révolutionnaires. L’occasion nous est offerte pour célébrer son génie dramatique, d’une rare intensité entre âpreté, violence, passion et lyrisme tendre, en évoquant son oeuvre adaptée à l’opéra.
Giuseppe Verdi, mais aussi Donizetti avant lui (Maria Stuarda), fait partie des nombreux compositeurs qui se sont très profondément inspirés de son oeuvre. En témoigne, Luisa Miller (1783, drame noir publié sous le titre Cabale et Amour), oeuvre méconnue et pourtant forte de Verdi.

D’un drame bourgeois, gothique et Sturm und drang, Verdi fait une action glacée voire cynique dont le réalisme psychologique annonce les grands chefs d’oeuvre à venir.

Ce n’est pas une transplantation isolée puisque de Schiller, Verdi a su aussi tirer la sève lyrique de ses opéras Les Brigands (1781), devenu I Masnadieri, Don Carlos (1787), La Pucelle d’Orléans (1801, devenu chez Verdi Jeanne d’Arc, Giovanna d’Arco)… Il est vrai que Schiller, traducteur de Macbeth de Shakespeare, Phèdre de Racine, ou Iphigénie en Aulis d’Euripide, savait composer une action en plongeant au coeur des sentiments.


Verdi: Luisa Miller

Apreté et tendresse éperdue: dès l’ouverture les dés sont révélés, ici s’affrontent l’innocence et la candeur de deux amoureux (solo de clarinette) contre la loi partiale et barbare de tout un système, social et politique. Verdi en puissant investigateur du drame musical sait puiser et souligner tout ce que l’action préliminaire de Schiller comporte de sang et de sueur, d’éclair et de passion, d’amour et de haine. Le tempo de cette ouverture donne le diapason d’une oeuvre qui est course irrésistible contre le destin, course entière portée par l’espérance de deux coeurs que le cercle humain des alliances contraires qui les environne, s’ingénie à rompre. Irrémédiablement.

Loi des ténèbres contre lumière des sentiments

Wurm, agent de l’ombre, manipulateur insidieux, jaloux de Carlo-Rodolfo et amoureux de Luisa, fomente un habile stratagème: il ruine les deux amants auprès de leur géniteur respectif: Luisa vis à vis de son père le vieux soldat Miller, Carlo-Rodolfo vis à vis de son père le Comte Walter. Wurms sait soumettre la jeune fille en un chantage ignoble. Si elle veut sauver son père, elle doit renoncer à Carlo-Rodolfo et feindre de lui préférer… Wurm.
Ici l’amour le plus pur éprouve la relation centrale dans les opéras de Verdi, celle du père avec sa descendance (en particulier du père et de sa fille, comme les opéras Boccanegra, Rigoletto… le développent). Le compositeur qui très tôt fut marqué et traumatisé par la perte dans un incendie de son épouse et de ses enfants conservent tout au long de sa vie, ce déchirement, nostalgie douloureuse, qui apparaît régulièrement dans tout son oeuvre lyrique.
Luisa Miller s’impose par la précision de ses choeurs et en particulier, en un huit clos de 5 solistes (quintette singulier) composé par les 2 amants (Luisa/Carlo), Wurm et ses deux « victimes »: Miller/Walter, par la création d’un groupe vocal où chacun réuni exacerbe sa propre passion. A ce groupe de 5 solistes, se joint le personnage sombre, sorte de double dans le grave du diabolique Wurms, (l’équivalent des Ortrud/Talramund de Lohengrin), de la duchesse Federica: elle aussi, s’associe au clan du mal et ourdit contre l’essor du bonheur, celui des jeunes amants. Se reporter ici, au sublime quatuor vocal qui clôt le 2è tableau du II (Luisa/Walter/Wurms/Federica): chacun verrouille son action insidieuse contre Luisa qui piégée par un serment dont dépend le sort de son père, doit dire le contraire de ce qu’elle éprouve…

Ivresse libératrice du poison

Verdi sur les traces de Schiller montre graduellement comment chacun ici tient l’autre: cet amour ne peut se réaliser car il s’oppose à la réalisation des alliances politiques. Les pères ont d’autres projets pour leur descendance. Ils sont prêts à sacrifier le bonheur du fils et de la fille : le vieux soldat ne peut marier Luisa à un étranger. Le comte Walter voit son fils épouser la duchesse afin d’être invité à la Cour: l’intriguant politique n’a que peu de scrupule dans ses agissements. Voilà donc ficelé, le coeur de l’intrigue: la loi contre le sentiment. Et dans l’esthétique romantique, passionnelle et exaltée de Schiller, finalement très Sturm und drang, l’obsession de l’auteur se précise: celle du bonheur sur cette terre. L’homme, porté par son désir (politique ou émotionnel) peut-il être heureux ici et maintenant? D’ailleurs, en un acte propre aux romantiques, Luisa propose à Rodolfo un double suicide pour s’échapper par la mort, à la barbarie terrestre… nouveaux Tristan und Isolde, les deux amants n’ont aucune chance dans la société qui veut les contraindre. Et c’est finalement Rodolfo qui met à exécution le scénario de Luisa: qu’une seule issue pour les coeurs purs, le poison et la mort partagée.

La force de Verdi découle de sa capacité à peindre le portrait psychologique de chaque personnage. Il ne peint pas des types mais des individualités. Ainsi Miller, dépassé par le désir de sa fille, lui impose sa loi sans pourtant la condamner totalement: le père défend sa fille lorsque le Comte veut arrêter et emprisonner la jeune fille (fin du I). Il paiera cher cette « arrogance » contre le prince : Wurm, intendant du Comte, le fait emprisonner. Habile dramaturge, Verdi capte les pulsions primordiales de chaque personnage. Le chant se fait miroir de l’âme: pas de temps morts ni de fausse suspension de l’action: tout ici se précipite vers l’inéluctable mort des amants. Contrarier l’amour c’est prendre le risque de le perdre totalement. Contrariés et inquiétés, Luisa et Rodolfo montrent la mesure de leur sentiment. Il n’est que la mort qui scelle leur courage et leur liberté. Libre, l’amour l’a toujours été…. jusqu’à la mort.
En Verdi, Schiller a trouvé un ambassadeur fidèle à la passion, funèbre et fantastique, de son écriture. Autant de ténèbres tragiques et âpres ne font qu’exalter la tendresse impérieuse qu’ils veulent abîmer. Verdi devait encore trouver une égale inspiration chez Schiller en portant à la scène lyrique, Don Carlos, ouvrage de pleine maturité, créé pour l’Opéra de Paris à l’époque du Second Empire.

cd

Luisa Miller: James Levine (1991, New York). Certes Aprile Millo a perdu un peu de son lustre angélique, de son intensité rayonnante: elle pose plus qu’elle n’exprime l’ardeur romantique de Luisa, coeur pur et audacieux. On aimerait dans les rôles des 3 diaboliques: Wurms, Walter et la Duchesse Federica, statures vocales plus hallucinée, plus laides, plus radicales. Quoique le duo Walter/Wurm, où chacun avoue sa complicité dans le meurtre de l’ancien Comte, reste captivant (27 tableau du II). Domingo est en pleine forme, tendre et héroïque; Rootering brosse un Miller, humain, dévoré par ses sentiments contradictoires mais vrais pour sa fille. De quoi faire de cette version à prix très doux, une lecture plus qu’honnête: en mai 1991, James Levine tient ses effectifs new yorkais; si nous l’avons connu plus immédiatement dévoré par le souffle de l’action (l’ouverture reste tranquille), la baguette, au début un peu molle, se révèle en cours d’intrigue, trouvant l’équilibre expressif entre les choeurs, la tenue de l’orchestre et le chant individualisé et si caractérisé des personnages. A ce titre, le trio des voix basses, Wurm, Walter et Miller, reste captivant, produisant un éventail de tessitures proches mais distinctes, une palette de caractères émotionnels, véritablement uniques dans l’histoire de l’opéra (2 cd Sony classical, Luisa Miller, collection The Sony Opera House).

Lire aussi le programme livret de la production de Luisa Miller présentée à l’Opéra de Paris en mars 2008

Illustration: Friedrich von Schiller, vers 1785 par Anton Graff. Giuseppe Verdi (DR)

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