PIANO. ENTRETIEN avec Momo KODAMA, pianiste. La pianiste Momo Kodama donne à l’automne 2018, trois concerts à Paris. Une actualité exceptionnelle qui a débuté le 22 septembre à La Scala nouvellement ouverte, avec sa participation en duo avec sa sœur Mari Kodama dans une œuvre de John Adams, dans le cadre du festival « Aux armes contemporains ». Elle s’est produite ensuite en soliste le 14 octobre à l’auditorium de la Cité de la Musique dans le cadre des concerts de la Philharmonie de Paris, dans un somptueux programme Debussy-Hosokawa qui fit salle pleine, et rejoindra enfin le 30 octobre prochain l’Orchestre de Chambre de Paris sous la direction de Sascha Goetzel, dans le 21ème concerto de Mozart K 467. A ne pas manquer! C’est chez elle à Paris qu’elle nous reçoit, pour nous parler d’elle, de musique, des choses de la vie… Dans son séjour inondé de lumière, deux pianos tête-bêche jonchés de partitions, des gravures japonaises, et un très bon thé vert sur la table basse. Propos recueillis par Jany CAMPELLO.
Momo KODAMA,
L’orient et l’occident : un accord parfait
Commençons par parler de vous: vous êtes née au Japon, à Osaka, vous vivez depuis de nombreuses années en Europe. Quand avez-vous quitté le Japon?
J’ai quitté le Japon à un an. Je n’ai donc quasiment pas vécu au Japon. Nous sommes partis en famille en Allemagne, puis en Suisse allemande, et cela fait 35 ans que j’habite Paris. Arrivée à Paris, j’ai continué mes études générales dans une école allemande, et je suis rentrée au conservatoire. L’allemand a donc été ma première langue, et j’ai adopté très vite le français. Mais nous avons continué à parler le japonais à la maison. Nous avons aussi toujours gardé nos traditions auxquelles nous sommes restés très attachés, au point que lorsque je suis au Japon, des personnes me disent que je suis plus japonaise que les japonais eux-mêmes!
Comment l’expliquez-vous?
Je n’ai pas suivi le mouvement de modernisation dans le pays, qui a fait notamment que vocabulaire a évolué. Les traditions se sont aussi un peu perdues, comme au nouvel an, où nous continuons à cuisiner les plats traditionnels. Maintenant les gens achètent des plats déjà préparés, ou vont au restaurant. Dans notre famille, nous nous rassemblons tous à Paris et ma mère apporte chaque année une valise remplie d’ingrédients: elle cuisine pendant trois jours pour préparer le repas! Cela a une grande valeur symbolique.
Vos racines sont donc très présentes…
Oui, je trouve qu’il faut avoir des racines quelque part, cela permet de bien se sentir partout, et je me suis sentie très bien dans les pays où j’ai vécu, et en France actuellement. Je ne me sens étrangère nulle part. Ma sœur Mari et moi, nous nous parlons toujours en japonais. Cela nous paraîtrait vraiment bizarre de nous adresser l’une à autre dans une autre langue!
Est-ce cette culture japonaise très authentique, cette identité très forte, qui vous rapprochent des compositeurs japonais que vous interprétez?
Oui, nécessairement. Il y a dans leur musique une notion du déroulement du temps typiquement japonaise, très en harmonie avec la nature. Son rythme est différent et n’a rien à voir avec le battement du cœur ou le tic-tac de l’horloge, figé et régulier. Mais cette conception existe aussi chez d’autres compositeurs occidentaux, comme Messiaen: il disait lui-même que les marches militaires par exemple ne sont pas naturelles. Ce qui est naturel, ce sont les chants d’oiseaux, le vent…
Un autre rapport au temps…
Cet écoulement du temps a également sa logique, mais n’est pas pris dans une structure métrique, mesurée. Pour comprendre cette musique il faut oublier ses lignes verticales, les barres de mesures par exemple, mais en même temps elles existent. Cette musique sonne très libre. Et pour qu’elle sonne très libre, son écriture doit être très méticuleuse. Il y a aussi cela bien évidemment chez Debussy, parfois de façon très inattendue! La musique d’Hosokawa a en plus un lien particulier avec le souffle. Au départ il n’aimait pas du tout le piano, il lui préférait la flûte et le violon, ces instruments dont le son peut naître à partir de rien, et disparaître dans le rien. Le son du piano peut s’éteindre dans le vide, mais venir de rien c’est beaucoup plus compliqué! Le son arrive tout de suite au piano, même si on peut jouer sur l’illusion, et si l’on a une grande imagination.
Comment alors Hosokawa est-il venu à composer pour le piano?
Quand il a découvert le piano, il s’est mis à écrire beaucoup pour lui. Il a commencé par son concerto, puis a composé son quatuor pour une formation identique à celle du Quatuor pour la fin du temps de Messiaen, puis il en est venu aux études. J’ai créé toutes ses pièces et j’ai bien sûr travaillé et échangé beaucoup avec lui. Il est lui-même pianiste et sa musique est très bien écrite pour le piano. Notamment il sait très bien étudier la pédale, utiliser les résonances de l’instrument. Il a composé les études pour lui même, il s’est donné un défi en tant que pianiste et compositeur! Il désire continuer à écrire pour le piano et j’en suis très heureuse.
Vous avez associé au disque comme au concert ses études à celles de Debussy, étroitement imbriquées. Quel autre lien que la dimension temporelle trouvez-vous entre ces deux compositeurs?
La subtilité dans l’écriture. Elle ressemble à de la dentelle. Tous ces détails dans le phrasé, les nuances, également les couleurs qui sont très graduelles, dans une palette très large. On ne passe pas instantanément du rouge au vert. Et puis il y a quelque chose d’assez intime et de l’ordre de la confidence dans leur musique; pour Debussy surtout, la musique est comme une pensée avec lui-même qu’il partage. Elle possède quelque chose qui va vers l’enfance, une source d’émerveillement. Sa subtilité réside aussi dans l’art de la suggestion qui fait sa poésie et son charme. L’écriture est tellement minutieuse, dans les études en particulier! Je découvre encore beaucoup de choses, plus d’un an après les avoir enregistrées!
Les pièces pour piano de Debussy sont la plupart très courtes, elles n’ont pas de développement. Qu’en est-il de celles d’Hosokawa?
Hosokawa utilise le développement à partir d’un thème, et sa musique a une dimension sentimentale qui est absente chez Debussy, elle exprime l’émotion des sentiments. On a toujours tendance à croire qu’au Japon on ne montre pas ses sentiments, on est dans la pudeur. Ce qui est sûrement vrai dans la vie courante. En même temps le théâtre japonais est très passionnel. Il s’y déroule des drames incroyables. La violence des sentiments émaille la littérature japonaise. Il est possible que cette particularité soit en rapport avec la violence des manifestations naturelles au Japon: les tremblements de terre, les typhons…Les Japonais vivent avec cela. Mais vous savez, on voit beaucoup de gens pleurer d’émotion au Japon, pas seulement de tristesse. C’est cette passion que l’on retrouve chez Hosokawa. C’est son côté très humain. Une de ses études s’intitule « Colère ». Pour lui ce n’est pas une colère dirigée vers une personne, ou en rapport avec une situation particulière, c’est juste le sentiment en lui-même, dans ce qu’il a d’absolu, détaché de l’objet. Hosokawa est très imprégné de la pensée japonaise, entre ombre et lumière, ce qui fait que les lignes dans sa musique sont plus marquées que dans celle de Debussy. Il y a des correspondances, mais le monde d’Hosokawa n’est pas le monde de Debussy.
Vous avez réuni ces deux mondes néanmoins…
Oui, car ils ont un lien. Quand Hosokawa a commencé à écrire ses études, je lui ai dit que je jouerai la première avec les études de Debussy. Il a aussi beaucoup étudié sa musique et son instrumentation, qu’il connait parfaitement, comme Takemitsu d’ailleurs.
Avez-vous rencontré Takemitsu, que vous interprétez également?
Malheureusement non, mais sa fille m’a beaucoup parlé de sa musique.
Parlez-nous de votre concert à la Cité de la musique: inscrire uniquement des études à un programme, cela pose-t-il une difficulté?
J’ai dû modifier l’ordre du disque, qui alterne les études des deux compositeurs. Il fallait faire plus court: j’ai choisi dix études de Debussy et cinq de Hosokawa. Il a fallu trouver un nouveau rythme, des associations, revoir l’ordre des pièces spécialement pour le concert. La construction d’un programme de concert quel qu’il soit est pour moi aussi importante que l’interprétation musicale.
Le 30 octobre, vous donnerez un autre concert très différent au Théâtre des Champs-Élysées, où vous jouerez un concerto de Mozart: un tout autre univers, non?
Oui, même si on retrouve cet émerveillement chez Mozart comme chez Debussy. Mozart représente pour moi le génie absolu: il y a cette facilité d’écriture chez lui, cette évidence, ce langage si simple, cette joie de vivre aussi et cette tendresse, en dépit des tragédies de sa vie, cela dans beaucoup de ses œuvres, notamment dans le 21ème concerto en do majeur que je vais jouer et qui est très solaire. Le second mouvement est tellement étonnant avec toujours ce même rythme, et toutes ses modulations parfois si inattendues. C’est un voyage intérieur incroyable, qui n’est jamais dans le pathos, mais toujours empreint d’espoir…Ce second mouvement est devenu tellement célèbre! On l’entend partout, dans les publicités, dans les films, James Bond par exemple! Dans un décalage total, il accompagne cette scène incroyablement cruelle où le requin mange la James Bond girl et où le rideau s’abaisse lentement. On peut vraiment écouter Mozart en toutes circonstances!
La musique de Mozart est-elle simple à jouer?
C’est au contraire très difficile, elle est tellement transparente! Il faut également y trouver le temps juste. On dit qu’il faut retrouver cette fraîcheur de l’enfance, ou avoir un âge mature pour bien interpréter Mozart. Sans doute y a-t-il un peu de cela, mais je pense qu’il faut avoir vécu des choses de la vie pour comprendre certaines de ses œuvres comme le concerto en ré mineur, ou Don Giovanni. Trouver cette évidence, cette simplicité dans l’expression, ce n’est pas si simple! Il n’y a jamais une note de trop chez Mozart, et chaque note doit sonner juste.
Pensez-vous au chant, à l’opéra lorsque vous jouez Mozart?
Bien sûr! Dans les concertos comme dans les sonates on peut imaginer des scènes d’opéra. Avant de jouer Mozart, on ne peut se dispenser d’écouter ses opéras, pas seulement pour le chant, mais aussi pour l’articulation vocale, l’élocution, notamment dans les récitatifs. Sa musique parle aussi!
Avez-vous des envies ou des projets nouveaux pour l’avenir?
J’aimerais beaucoup revenir à Bach, que j’ai beaucoup joué pour moi, mais peu souvent au concert. À partir de Bach, je voudrais aller dans le répertoire germanique, celui de Schubert et Schumann. Pas Brahms: j’adore l’écouter mais je ne me sens pas en phase avec lui. J’aimerais tellement aussi approcher le répertoire du lied avec Schubert!: J’écoute très souvent Dietrich Fischer-Dieskau et Peter Schreier!
Bartók et Scriabin, qui me fascinent beaucoup actuellement, font aussi partie de mes projets. Je vais jouer l’année prochaine la sixième sonate de Scriabin à la Scala, dans le cadre de l’intégrale qui sera donnée de son œuvre, ainsi qu’une pièce contemporaine avec des sons électroniques, en collaboration avec l’Ircam. Voilà quelque chose que je n’ai encore jamais fait!
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Entretien réalisé à Paris, le 12 octobre 2018.
Momo Kodama (DR)