LYDIA JARDON dessine une expérience qui tout en servant au plus près les intentions et les vertiges émotionnels du compositeur, se confronte elle-même à ses propres limites. La conception artistique se nourrit de remises en questions profondes qui inspire un jeu toujours lumineux, articulé, exigeant et donc la progression éclaire le cheminement d’une vie entière, des tiraillements éruptifs et tendus au graal des dernières Sonates, entre sérénité et accomplissement. En exploratrice inspirée, LYDIA JARDON nous livre avec une sensibilité superlative, l’intensité émotionnelle de Miaskovski, compositeur en résilience à l’époque des purges staliniennes et de la terreur soviétique, sa prolixité et son ampleur, fascinantes. Lydia Jardon évoque la genèse d’un laboratoire pianistique unique au XXI siècle, dont la singularité évite l’éparpillement, grâce à la grande cohérence morale que compose l’ensemble de 9 Sonates ainsi révisitées, sublimées, élucidées…
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CLASSIQUENEWS : Ce dernier volume conclut votre intégrale Miaskovsky. D’une façon générale quel regard portez-vous sur l’ensemble du cycle ? Sur le plan esthétique, quelles seraient les caractères et les influences de son écriture ?
LYDIA JARDON : Tout d’abord je n’ai pas enregistré les 9 Sonates dans l’ordre chronologique mais plutôt guidée par le maelstrom de l’histoire soviétique et les conséquences inhérentes dans la vie de Miaskovsky et de son oeuvre. C’est Pascal Ianco, alors directeur artistique aux Editions CHANT DU MONDE, rencontré à la Julliard School qui, 30 ans plus tard m’a fait découvrir ces Sonates en me conseillant de commencer par « la trilogie de la colère intérieure avec les Sonates 2,3 et 4 ». Choc immédiat en 2006 à la découverte de cette musique d’une intensité émotionnelle, d’une prolixité et d’une ampleur qui m’a fascinée. Miaskovsky était alors sûrement déjà dans une dualité intérieure inextricable car avant qu’il ne soit destitué de son poste de professeur au Conservatoire Tchaikovsky (réintégré par la suite), même ses propres nièces rencontrées lorsque je suis allée jouer à Moscou en 2019, font silence quant aux cinq médailles de Lénine et Staline qu’il a reçus… Donc « colère intérieure » oui mais plus envers lui-même pris au piège entre un ministre de la culture et …. de la police et ses désirs de créateur affranchi de tout dictat.
Liberté de l’artiste / dictat soviétique
Dans le 2ème disque, j’ai voulu enregistrer la 1ère Sonate, dantesque, en apparence décousue que j’ai tenté de conduire jusqu’à l’avènement grandiose de la fin tel un orgue dont tous les jeux sont déployés. Dans cette 1ère Sonate, on passe de César Franck à Poulenc, en traversant de nombreuses influences Debussystes, Brucknériennes parfois aussi. En miroir la dernière Sonate : la 9ème, presque juvénile, gaie, pure dans ses lignes, qui pourrait s’apparenter à Grieg. Surprenant. J’ai adjoint la 5ème Sonate à ce 2ème disque dont l’influence de Franck est tout à fait palpable mais quel basculement soudain dans la composition. On ressent d’emblée dès le premier mouvement pastoral que le mot d’ordre de ce double ministre Jdanov, hante Miaskovsky qui s’est plié au jeu. Pas d’ésotérisme ou d’élitisme dans cette Sonate dont il était accusé (comme Chostakovitch). »Etre accessible », « écrire une musique pour le peuple »: eh bien cela valait la peine d’essayer car moins de notes et moins de pianisme extravagant ne nuisent pas à l’émotion du dernier mouvement mortuaire, bien au contraire. Et enfin, ce dernier disque, hymne à la tendresse désabusée, adieu au monde dont il se retire sans crainte, enfin, par choix personnel …
CLASSIQUENEWS : La portée autobiographique façonne ici une œuvre extrêmement originale et puissante. De quelle façon diriez-vous que l’œuvre pour piano de Miaskovsky exprime les sentiments et l’expérience de toute une vie ?
LYDIA JARDON : Ardemment révoltée, complexe intellectuellement et jusqu’au-boutiste dans les muscles-mêmes de l’interprète ! Dans les Sonates 2, 3 et 4 (1er disque). D’une extrême endurance physique et « neuronale » concernant la grande 1ère Sonate (30 minutes), d’une capacité à conduire dans la durée, surtout avec le parti pris de la lenteur que j’ai choisie – guidée en cela par mon directeur artistique, identité musicale et sonore de mon label AR RE-SE depuis 1995 – dans le dernier mouvement de la 5ème Sonate et enfin dans les Sonates 6,7, 8 (3ème disque) et 9 (2ème disque), l’apaisement/réconciliation avec lui-même où Miaskosky a cessé de respecter ses peurs. Pureté spirituelle, quête du sublime et de l’indicible = travail de lâcher-prise pour l’interprète, laisser la musique s’exhaler d’elle-même, être dans un dépouillement et une simplicité quasi désincarnée. Extrêmement épuisant, aussi ! Parcours initiatique en 10 ans de travail en tout.
Vous avez montré combien la musique ici est résistance, lutte, combat. Mais dans les dernières œuvres il y a aussi un sentiment de réparation voire de sérénité … Selon vous, Miaskovski a-t-il enfin trouvé la paix grâce à la musique ?
LYDIA JARDON : En tout cas, sa musique dans ses dernières pages traduit autant l’adieu à la peur qui le hantait que la quête de son avancée lumineuse vers le graal.
CLASSIQUENEWS : Comme interprète, avez-vous expérimenté des éléments inédits pendant cette intégrale ? des découvertes imprévues pendant l’enregistrement ?
Chaque disque auprès de Jean-Marc Laisné fut une révolution copernicienne pour moi. Pas seulement pour cette intégrale Miaskovsky donc. Plusieurs fois j’avais travaillé avec une autre conception que la sienne mais ayant une très grande faculté d’adaptation, plutôt que de me braquer, j’essaye, puis compare. Et là, c’est toujours sans appel mais oui, que de remises en question, que de perturbations internes. Exemple dans ce dernier disque, dans « Chant et Rhapsodie » que j’ai enregistrés d’un seul jet de manière « rurale » et gaie, le 2ème jour en résonance avec le fait que Miaskovsky avait été déplacé dans l’Oural devant l’avancée allemande et baignait dans le folklore environnant, il m’a parlé du livre de Dino Buzzati : « Le désert des Tartares ». Il m’a expliqué que je pouvais essayer d’être non pas dans la démonstration mais au contraire dans la plénitude exaltante d’une sérénité suspendue, dépourvue de toute nervosité. Et là, basculer d’une seconde à l’autre dans un tel registre à l’apposé de ce que j’avais mis en moi pendant 3 ans, fut une gageure. Je l’ai fait, en une seule prise aussi, puis on a comparé… Convaincant !
CLASSIQUENEWS : Comment choisir et préparer le piano pour un tel cycle ? Comment résoudre la complexité de l’écriture ?
LYDIA JARDON : Rendre le discours clair de toute musique surchargée en termes d’écriture et dégager une hiérarchie sonore qui permettent de comprendre le message émotionnel du compositeur, est mon obsession. Choisir un instrument qui sert mon dessein est essentiel. C’est toujours de l’ordre du coup de foudre, du voyage intérieur immédiat et donc non rationnel. Sachant que j’ai également auprès de moi un prince technicien du piano en la personne de Philippe Copin, est une sécurité absolue.
CLASSIQUENEWS : Avez-vous d’autres projets en résonance avec ce cycle Miaskovsky ? Quels seront vos prochains programmes au concert comme au disque ?
LYDIA JARDON : Oh que oui, toujours vers la musique russe ou des pays de l’est ! Mais là, je vais m’accorder non pas une pause mais une incongruité en résonance avec l’un des deux festivals que je dirige où les instruments identitaires territoriaux se marient avec la musique classique…. Enregistrement en mars 2024 en Martinique avec sept femmes tambour ! Concerts ensuite, si nous trouvons un tourneur intéressé… avec quelques prémices de ce futur disque cet été au festival « Musiciennes à Ouessant » du 31 juillet au 3 août 2023.
Propos recueillis en mars 2023
Plus d’infos, approfondir :
CD événement
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CD événement. Résilience. NikolaÏ MISKOVSKY : Sonates, volume III (6, 7, 8) 1 cd AR RE-SE – enregistré en juil 2022 – parution : mars 2023. CLIC de CLASSIQUENEWS – LIRE notre critique complète du cd :
CRITIQUE CD événement. NIKOLAI MIASKOVSKY : Sonates n°6, 7, 8. LYDIA JARDON, piano (1 cd AR RE-SE)
Lydia Jardon conclut ainsi son intégrale des Sonates du compositeur d’origine polonaise Nikolaï Miaskovski ; dans ce 3è volet, magistral а plus d’un titre, la pianiste exprime l’aboutissement d’une long cheminement… la force de la sérénité. A travers ce parcours de Sonates en 3 mouvements, c’est un jaillissement continu, superbement maîtrisé. Rien de tendu ni d’âpre contrairement à la colère des Sonates n°2, 3 et 4…
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