Nouvelle production au Théâtre des Champs Élysées : voici donc Don Giovanni de Mozart. L’opéra des opéras, icône indéniable de l’ère romantique et véritable sommet du théâtre lyrique, est ici défendu par Le Cercle de l’Harmonie sous la baguette de Jérémie Rhorer et une distribution de chanteurs prometteuse.
Stéphane Braunschweig signe la mise en scène, inventive et intelligente, mais quelque peu dérangeante. Un défi qui fait peur, tant du point de vue dramaturgique que musical. Mais aussi une occasion pour le directeur et le metteur en scène de s’attaquer à l’oeuvre mythique pour la première fois et surprendre ainsi le public avec des choix audacieux et intéressants. Si l’équilibre est incertain le succès est pourtant une certitude. A la fin de la présentation l’équipe se noie sous les applaudissements et les bravos, mais récolte également quelques huées non méritées, démontrant que l’art de Mozart est toujours d’actualité.
Globalement, Le Cercle de l’Harmonie est un accompagnant sage et fidèle des chanteurs. Les tempi choisis sont plutôt accélérés mais les descriptions et évocations musicales sont jouées avec maestria (par les bois particulièrement). Jérémie Rhorer exploite l’orchestre de façon impressionnante notamment dans l’air du catalogue, où il est maestoso respectant le texte et la partition avec une étonnante précision, où encore lors du premier air de Zerlina où le collectif porté par le chef, déborde de sensualité.
Les deux finales, sans doute les pages les plus saisissantes de l’oeuvre, sont joués correctement. Parfois brillants, parfois sombres, les musiciens paraissent néanmoins souvent trop timides dans un opéra où le protagoniste philosophique demeure l’excès.
A défaut d’une fosse éruptive, aux chanteurs de représenter l’excès sur scène. Dans ce sens nous remarquons le choix plutôt pertinent du directeur musical en ce qui concerne les airs ; nous avons droit à tous les morceaux virtuoses et populaires que Mozart a composé pour la première viennoise en 1788 sans sacrifier ceux de la création à Prague en 1787. Un bouquet lyrique complet qui offre une vision exhaustive de la partition.
L’opéra des opéras
Le Commandeur de Steven Humes est imposant ; il effraie l’auditoire avec sa voix de basse profonde. De l’autre basse de la distribution, l’argentin Nahuel di Pierro dans le rôle de Masetto, nous gardons surtout le souvenir de son excellent jeu d’acteur et d’une présence vive, même s’il paraît éclipsé par les autres chanteurs du point de vue vocal.
Dans ce sens les barytons-basses qu’interprètent Don Giovanni et Leporello sont sans nulle doute les vedettes masculines. Le Leporello de Robert Gleadow paraît habité par des sentiments complexes, en accord avec la mise en scène à laquelle nous reviendrons plus tard. Ainsi il chante ses morceaux d’une simplicité parfois rustique avec humour et caractère, et ce depuis le trio du début où il excelle.
Même si Don Giovanni chante peu, la prestation de Markus Werba est complètement séduisante. Il fait honneur au rôle qu’il interprète avec une caractérisation trépidante et une voix virile et puissante. Sa forme physique exploitée par la mise en scène est un plus non négligeable.
La voix masculine aiguë est un cas complexe. Daniel Behle dans le rôle de Don Ottavio évolue progressivement tout au long de sa performance. Il maîtrise les difficultés techniques au premier acte, mais nous le trouvons manquer de sentiment comme de charme. Ce n’est qu’au dernier acte lors de son air Il : » mio tesoro » que nous sommes frappés par un noble lyrisme et une coloratura héroïque et distinguée.
Particularité remarquable de la distribution, la mezzo-soprano Serena Malfi s’affirme en Zerlina. Le rôle étant conçu pour une voix de soprano, l’effet musico-dramatique est très intéressant. Zerlina est par conséquent beaucoup plus piquante et sensuelle que tendre et fragile. Sa ravissante présence scénique et son chant d’une chaleur particulière justifient entièrement l’inclusion du duo bouffe du second acte avec Leporello : » Per tue queste manine « . Le duo étant très rarement chanté, ce soir il inspire une incroyable quantité d’applaudissements.
Les femmes nobles de la pièce sont rayonnantes, chacune à sa manière. Sophie Marin-Degor dans le rôle de Donna Anna commence correctement, même si son début paraît confondant. Cependant elle gagne très vite en aisance. Dans son air Or sai chi l’onore, l’énergie vengeresse de son chant est d’une force tout à fait exaltante. Elle est de même très présente dans les ensembles et gère bien les difficultés techniques de son rôle sombre et dramatique. Miah Persson est LA Donna Elvira dont nous rêvons ce soir. Mise à part sa beauté plastique indéniable, elle a une compréhension du rôle que nous ne saurons pas louer assez. Souvent représentée comme une femme bête et hystérique (la faute aux interprètes mais surtout aux directeurs), Persson est au contraire le portrait vivant de la Donna Elvira que Mozart a composé : une femme amoureuse et fière. Si elle est davantage séductrice dans son jeu d’actrice dans cette mise en scène, elle n’oublie jamais qu’elle est le seul personnage dont la motivation n’est autre que l’amour qu’elle ressent toujours pour celui qui l’a lâchée. Nous sommes heureux qu’elle chante l’air viennois du second acte Mi tradì quell’alma ingrata, véritable inondation de sentiments préfigurant l’esprit de Così fan tutte. Ces Donne sont éblouissantes jusqu’à l’épilogue en vérité.
La nouveauté qui dérange
Et la mise en scène contemporaine de Stéphane Braunschweig? Elle est avant tout intelligente et originale. Le tout se passe comme si c’était le songe de Leporello. Le metteur en scène propose de vivre l’oeuvre du point de vue du valet. Idée innovante et intéressante, aussi efficace, mais non dépourvue de maladresses.
Les lumières de Marion Hewlett s’accordent bien à l’idée du rêve, ou plutôt hallucination, de Leporello. Le plateau en constant mouvement est économe et contemporain. Un lit, une salle de bain, mais aussi un crématoire, un salon. Si parfois nous avons l’impression que les chanteurs ne comprennent ou n’adhèrent pas forcément au concept, l’intention reste claire et le message assez compréhensible. N’oublions pas qu’il s’agît d’une oeuvre mythique difficile à mettre en scène à cause surtout du mythe même. Les costumes de Thibaut Vancraenenbroe sont un mélange d’habits modernes et de vêtements inspirés du 18e siècle, ils sont beaux et vont parfaitement avec la mise en scène, plus saisissante que cohérente. Au final, Braunschweig réalise une oeuvre qui transpose le public et atteint au but ultime de l’art : émouvoir. Il choque et perturbe, ma non troppo, malgré les huées de quelques uns, mais surtout crée du très bel ouvrage.
Fort comme les applaudissement auxquels il a eu droit, le spectacle s’en tire parfaitement ; il offre un accomplissement indiscutable de l’opéra des opéras.
Spectacle à découvrir absolument au Théâtre des Champs Élysées (notamment vue l’absence des opéras de Mozart dans la prochaine saison), encore le 30 avril, et les 3, 5 et 7 mai 2013.