jeudi 28 mars 2024

Paris. Théâtre des Champs-Elysées, dimanche 18 octobre 2009. Grétry: Andromaque, tragédie lyrique en 3 actes (1780). Karine Deshayes, Maria Riccarda Wesseling… Le Concert Spirituel. Hervé Niquet, direction.

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Le drame racinien à sa source
Le concert du TCE à Paris qui est le premier temps fort des journées Grétry entre Paris et Versailles (en octobre et novembre 2009) met l’accent sur un pan méconnu et pourtant capital de l’oeuvre du compositeur, favori de Marie-Antoinette. Sa longévité le conduit à renouveler son style et dès avant la Révolution, sa manière sait se diversifier, ce, dans des genres opposés. Ce n’est pas le virtuose des formes légères et badines qui en fait le triomphateur de l’opéra-comique et du ballet galant qui est ici dévoilé, mais bien l’assimilateur de la réforme opérée par Gluck à Paris, au cours des années de 1770: d’Iphigénie en Aulide à Iphigénie en Tauride. Grétry sait en synthétiser les apports, les sublimer même par son talent propre.

Il y a de la sauvagerie dans cette écriture directe et terriblement efficace, qui touche avant de séduire. Tout l’inverse de ce qu’il réalise pour les oeuvres antérieures composées à Versailles. Pour le nouveau directeur de l’Opéra, Anne-Pierre-Jacques Devismes, génie d’une programmation audacieuse qui hélas ne durera pas (il dirige l’institution d’octobre 1777 à janvier 1780), Grétry réinvente le genre tragique, en y injectant les ingrédients gluckistes (de clarté et de construction) mais avec un génie indubitable des enchaînements et surtout des contrastes: la simultanéité dans le II, de l’hymen qui unit Andromaque et Pyrrhus sur un air fleuri, tendre et pastoral (scène 8: choeur des coryphées suivi d’une gavotte), avec la rage haineuse et meurtrière d’une Hermione, blessée et trompée précédemment promise au même Pyrrhus, y est édifiante. Grétry enchaîne et superpose le mode amoureux et l’appel au meurtre avec un véritable sens du drame et de l’économie. Aucun temps mort dans cette fresque à la pureté néoclassique; aucun effet ni calcul dans ce déroulement des passions humaines qui se précipitent même avec une grandeur… racinienne, dans les actes II puis III.

Grétry tragique, peintre de l’horreur
La force du tableau tragique où c’est Oreste, manipulé par Hermione qui décrit l’action (sans qu’elle ne se réalise sur scène), récit qui atteint au sublime dans sa dérisoire impuissance, et mis en dialogue avec le choeur omniprésent, est une autre trouvaille remarquable: la veine tragique atteint au fantastique terrifiant quand le drame n’est pas dévoilé visuellement mais plutôt décrit (comme ici) par un témoin (qui en plein délire, ne s’appartient plus) qui en relate l’éloquente horreur. Ce monologue d’Oreste par lequel s’achève l’opéra exprime les tourments d’un homme qui a tué (Pyrrhus) pour celle qu’il aime (Hermione), mais qui recueille en définitive la claque d’une ingrate oublieuse: elle court au chevet de la victime dont elle a pourtant commandité l’assassinat. Oreste demeure seul en scène (avec le choeur), démuni, trahi, suicidaire, c’est à dire fou. Racine décrypte les secousses psychologiques: ses héros implosent littéralement et Grétry en capte les symptômes, en exprime les faillites en autant d’images musicales fortes et saisissantes.
Le choeur (des Grecs) finit de peindre ce tableau des atrocités: il raconte comment Hermione s’est elle-même donnée la mort: « Nous l’avons vue/Egarée, éperdue/Un poignard à la main, sur Pyrrhus se courber/Lever les yeux au ciel, se frapper, et tomber! ». Rien d’équivalent sur le plan émotionnel et tragique à ces quatre vers proclamés par le choeur, en un véritable miracle prosodique. En digne émule de Quinault et Lully (les grands créateurs de la tragédie en musique pour Louis XIV au 17è), Grétry y montre sa science au service de Racine. Et dire qu’il a composé son ouvrage en seulement 30 jours. Malgré les attaques pointées contre l’ouvrage, certains y ont décelé une forme de fulgurance, permettant au théâtre de Racine d’être même à l’époque, redécouvert.

Juste résurrection
Il était pertinent de remonter l’opéra, l’un des derniers avatars de la tragédie lyrique, « reformatée » selon le modèle de Gluck fixé à paris dans les années 1770. Grétry en 1780 réalise une synthèse extrêmement brillante dont l’expressivité et l’économie des moyens, s’inscrivent dans l’essor nouveau d’un romantisme à la française. Radicalité des contrastes, enchaînement des scènes, portraits émotionnels des quatre solistes (Pyrrhus et Andromaque, puis Hermione et Oreste): ici c’est le sentiment qui imprime à la partition ses rebonds et le passage des situations. Ni prologue ni 5 actes de rigueur (fixés par Lully au siècle suivant), mais une épure galopante et rageuse en 3 actes. Surtout, élément novateur, l’orchestre foisonnant qui compte de très belles trouvailles comme ce trio de flûtes qui colore chaque affection d’Andromaque; comme ses pointes lugubres des trombones qui ouvrent le II (et la lamentation de l’héroïne, veuve d’Hector): tout distingue le génie de Grétry à mille lieues de l’image sucrée qu’on lui colle.

Il revient au Palazzetto Bru Zane – Centre de musique romantique française à Venise, le mérite d’avoir permis la production de cette résurrection majeure (et de réaliser l’enregistrement discographique qui suit les concerts à Paris puis à Bruxelles): voilà qui renouvelle notre connaissance de Grétry avant la Révolution et qui le situe dans le sillon des grands maîtres de la scène lyrique française à la fin du XVIIIè. 1780: la date est d’autant plus emblématique pour le Palazzetto ou Centre de musique romantique française, qu’elle fait commencer la période propice aux changements esthétiques, celle qui favorise l’émergence du romantisme à venir. Andromaque annonce ainsi les révolutions à venir.

Confronté aux multiples défis d’une partition foisonnante dont l’instrumentarium retrouve l’inventivité d’un Rameau, y compris ses respirations légères et détendues dans l’évocation de l’hymen unissant Andromaque à Pyrrhus (II), les musiciens du Concert Spirituel s’imposent par leur tenue engagée et détaillée; la lecture saisit par sa franchise et sa constante expressivité, grâce à la cohésion palpable des pupitres, sous la baguette fédératrice d’Hervé Niquet. C’est aussi une performance de solistes en particulier pour les airs exigés au basson et au hautbois. Le chef veille à l’intégration si essentielle des choeurs, omniprésents, dans une action qui malgré sa monumentalité, frappe par son souci de la clarté et de l’équilibre dramatique.

Notre déception va aux solistes qui tous sans exception ne maîtrisent pas l’art si difficile de l’articulation. Aucun d’eux n’est véritablement intelligible et la salle n’a pas cru bon hélas d’afficher les sur-titres. Voilà qui empêche une pleine compréhension de l’action: la fulgurance des tableaux musicaux, l’impact des choeurs et la violence des confrontation en pâtissent.
Karine Deshayes remplace dans le rôle-titre la soprano initialement prévue: Judith van Wanroij. Elle n’a pas la puissance ni le souci de diction si naturel chez une Véronique Gens (laquelle a précédemment révélé la puissance visionnaire de Grétry et de son Andromaque en chantant Hermione dans son album jubilatoire « Tragédiennes 2 » (1 cd Virgin classics). Même dans les situations les plus désespérées (scènes 4, 5, 6 et 7 du II où la veuve d’Hector tente d’arracher au trépas son fils Astyanax, exigé par Pyrrhus), la voix reste constamment couverte par l’orchestre, rendant inaudible les inflexions les plus tendres.
Même s’il est parfois le plus compréhensible, Sébastien Guèze chante Grétry sans nuance. Seule Maria Riccarda Wesseling parvient à toucher par la fluidité suave de sa voix, mais aux accents meurtriers, quand elle manipule Oreste pour tuer Pyrrhus qui l’a trahie, l’interprète se crispe et perd en vérité.
Pas si facile de distribuer un opéra tragique français de la fin du XVIIIè: mais une obligation ne devrait souffrir aucune faiblesse: l’articulation du texte. Car tout ici, -expression, poésie, musicalité-, dépend de la projection vivante et naturelle de la langue. En « osant » adapter Racine, Grétry savait son défi. En réussissant une oeuvre cohérente, incandescente même (l’auteur parle de « chaleur », appelant ses futurs interprètes à ne pas trop presser l’allure, tant ses tableaux sont hallucinants), le compositeur s’est dépassé. Souhaitons que pour l’enregistrement annoncé chez Glossa, en un livre-disque déjà incontournable, les interprètes sauront encore se perfectionner: l’oeuvre est en dehors de ses réserves, éblouissante.

Paris. Théâtre des Champs-Elysées, dimanche 18 octobre 2009. Grétry (1741-1813):
Andromaque
, tragédie lyrique en 3 actes (1780). Karine Deshayes (Andromaque), Maria
Riccarda Wesseling (Hermione), Sébastien Guèze (Pyrrhus), Tassis Christoyamis (Oreste)… Le Concert Spirituel. Hervé Niquet, direction.

Illustrations: Grétry (DR). La douleur d’Andromaque (Jacques-Louis David, 1783: la toile présentée après la création de l’opéra de Grétry, permet à David de devenir Académicien et d’être salué comme le peintre le plus talentueux de son temps. Il devait 2 années plus tard, peindre en 1786, Le Serment des Horaces, manifeste néoclassique du règne de Louis XVI et prototype de la peinture d’Histoire régénérée) (DR)

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