Marie (Wozzeck), Katia (Kabanova), Elena Marty (L’Affaire Makropoulos)… qui connaît l’immense actrice, savait avant d’écouter sa première Salomé parisienne (ou de la revoir car c’est déjà sa 6è production de l’oeuvre straussienne), que la soprano Angela Denoke ne laisse rien au hasard. Son incarnation de la princesse étonne par la profondeur de son jeu: chant, physique, présence, musicalité (surtout dans la tessiture moyenne du rôle et dans l’articulation d’un parlando indiscutablement naturel et expressif)… la cantatrice donne tout ce qu’elle a ; elle sublime même le rôle écrit par Wilde, si finement mis en musique par Strauss: ici, l’adolescente violente et capricieuse devient femme au contact du Prophète pour lequel elle éprouve le seul et unique amour de sa vie; ce désir irrépressible qui l’aimante à lui; cette soif sensuelle de toucher son corps, de baiser ses lèvres relèvent d’une passion à la fois magnifique et terrifiante… On sent combien cette attraction imprévue est pour la jeune femme une libération inespérée, une source de jubilation… jusqu’à la mort. A contrario des productions et conceptions habituelles, Angela Denoke nous fait vivre la transformation de ce corps félin, fragile et assoiffé; victime plus que castratrice, Salomé brise les chaînes qui la reliaient malgré elle au Tétrarque (la fameuse danse des sept voiles) pour ne se vouer qu’à Jokanaan. La cantatrice est une remarquable comédienne et sa Salomé, un formidable moment de théâtre. Seuls tous les aigus du personnage se font attendre: courts, à peine couverts, leur absence souligne hélas les limites vocales de la diva. Mais, du début à la fin, quelle performance théâtrale!
Sa prestation fait de la reprise un spectacle mémorable, de surcroît dans une mise en scène très séduisante d’André Angel qui se joue des regards croisés (Narraboth pour Salomé; Salomé pour Jokanaan…), surtout des contrastes entre ombre et lumière; le point crucial de cette production équilibrée et visuellement séduisante, étant l’éclipse final qui noircit la scène… pour mieux l’éblouir ensuite avant la mort de l’héroïne…
Le couple Hérode/Hérodias (Stig Andersen et Doris Soffel) sont impeccables: l’un d’une perversité habile et déguisée, enfant apeuré ou monstre libidineux; la seconde, matrone douloureuse et si complice de sa fille déstructurée. Le Narraboth du jeune ténor Stanislas de Barbeyrac se distingue sans effort; et la basse finnoise Juha Uusitalo (déjà écouté dans La Tétralogie et Le Vaisseau Fantôme ici même) s’il circule bien sur les planches, plafonne tristement par un chant tout en puissance et dureté. La direction d’acteurs si essentielle entre Salomé et le Prophète pâtit de ce déséquilibre vocal.
Dans la fosse, Pinchas Steinberg n’a ni la main lourde ni une pensée étroite; l’orchestre étonne même par sa tension continue, des accents sertis comme des éclairs, qui au fur et à mesure de l’action, révèlent la cohérence de la direction. Pas vraiment nerveuse ni vénéneuse, plutôt d’un érotisme délétère et continûment actif, la lecture surprend tout d’abord par une atténuation continue mais le chef pour la danse des Sept Voiles s’impose en architecte dramatique (avec des solos instrumentaux exceptionnels). C’est une approche plus raffinée et subtile qu’il n’y paraît, qui sait aussi rugir (et parfois couvrir malheureusement les aigus de la soprano).
La mise en scène d’André Engel, applaudi à Bastille pour Cardillac de Paul Hindemith, entre autres (où chantait déjà Angela Denoke dans le rôle de la fille du bijoutier), reste efficace et claire, sans décalage ni relecture agaçante: un décor unique inspiré des architectures musulmanes, aux découpes orientalistes, sert de cadre permanent aux mouvements des personnages; c’est un lieu à peine éclairé, circonscrit entre la geôle du Prophète et la salle de banquet du Tétrarque.
Le spectacle est donc une reprise événement qui doit son second souffle au tempérament scénique de la soprano vedette. A voir absolument. Dernière représentation vendredi 30 septembre 2011.
Paris. Opéra Bastille, le 26 septembre 2011. Richard Strauss (1864-1949) : Salomé, drame lyrique en un acte d’après Oscar Wilde (création: Dresde, 1905). Angela Denoke, Salomé ; Stig Andersen, Hérode ; Doris Soffel, Hérodias ; Juha Uusitalo, Jochanaan ; Stanislas de Barbeyrac, Narraboth ; Isabelle Druet, le page d’Herodias ; Dietmar Kerschbaum, 1er juif ; Eric Huchet, 2ème juif ; François Piolino, 3ème juif ; Andreas Jäggi, 4ème juif ; Antoine Garcin, 5ème juif ; Scott Wilde, 1er nazaréen ; Damien Pass, 2ème nazaréen ; Gregory Reinhart, 1er soldat ; Ugo Rabec, 2ème soldat ; Thomas Dear, le cappadocien ; Grzegorz Staskiewicz, un esclave. Orchestre de l’Opéra National de Paris, direction : Pinchas Steinberg. Mise en scène : André Engel