Il est parfois des critiques qui se voudraient courtes, tant la qualité de la soirée qu’elles doivent dépeindre peut se résumer en un seul mot : excellence. C’est le cas de cette rare Fiancée du Tsar de Rimski-Korsakov, proposée par la Philharmonie de Paris, grâce au soutien de la Fondation Art Development et du Département pour la Culture de Moscou. Initialement prévu dans la grande salle, la représentation s’est vue, faute de remplissage, déplacée dans la Salle des concerts de la Cité de la Musique, où le généreux effectif orchestral et choral apparait parfois à l’étroit, les solistes assurant leur prestation aux pieds des spectateurs.
Une Fiancée d’exception
Un public finalement nombreux et qui n’aura pas ménagé son enthousiasme pour saluer une performance absolument exceptionnelle. Neuvième opéra du compositeur russe, créé en novembre 1899, La Fiancée du Tsar occupe une place particulière dans l’oeuvre du musicien par son écriture regardant ouvertement vers le passé, laissant la primauté aux voix, comme un désir de renouer avec une forme d’opéra traditionnelle.
Ce drame nous conte la destinée malheureuse de Marfa, fiancée à Ivan mais convoitée par l’opritchnik Grigori et haïe par la maîtresse de ce dernier, Lioubacha. Au cour de cette sombre histoire, deux philtres commandés par le couple infâme à destination de Marfa, l’un d’amour pour lui, l’autre de mort pour elle. C’est finalement le second qui sera versé dans le verre de noces de la jeune femme, la plongeant dans une folie que n’aurait pas reniée la Lucia de Donizetti. Une partition singulière, à la beauté hypnotique, qui ne faiblit jamais quatre actes durant.
Il fallait des chanteurs prodigieux pour rendre pleinement justice à cette musique, c’est chose faite grâce aux membres du Bolshoï et du Novaya Opera. Tous sont à citer pour leur engagement sans faille et leur aisance dans cette oeuvre, qui paraît couler dans leurs veines. L’action prend ainsi vie sous nos yeux grâce à une mise en espace ingénieuse et profondément théâtrale, renforcée par des jeux de lumières d’une rare efficacité.
La jeune Hasmik Torosian prête au rôle-titre son soprano radieux et cristallin, toujours un sourire dans le chant, et donne sa pleine mesure dans une très belle scène de folie, osant piani suspendus et abandon émouvant. Face à elle, le ténor Alexeï Tatarintsev accorde amoureusement son instrument plus corsé à celui de sa partenaire, faisant valoir un bel aigu et une superbe longueur de souffle. Les couvant de sa tendresse paternelle, Alexeï Tikhomirov fait sonner sa superbe voix de basse, à l’émission un rien grossie cependant, démontrant un aigu ample autant qu’un grave abyssal dans son magnifique solo du dernier acte. On retrouve avec plaisir Maxim Mikhaïlov et son grain profond, tandis qu’Alexandra Dourseneva démontre un métier indéniable dans son rôle de gouvernante et qu’Alexandra Kadourina impressionne en quelques phrases par son mezzo puissant.
Mention spéciale au Bomelius haïssable du ténor Marat Galli, au timbre très particulier, idéalement adapté à ce rôle de caractère, et au volume vocal impressionnant.
Comme bien souvent, le triomphe de la soirée revient aux méchants. Le Grigori du baryton Elchin Azizov ouvre le bal avec une longue scène, superbement chantée, émission percutante et diction mordante, couronnée par un aigu foudroyant. Le chanteur se donne tout entier dans ce personnage torturé par le désir, habité jusqu’au moindre regard, jusqu’à une scène finale déchirante de remords ; un artiste à suivre de près. Il forme un couple parfait avec la Lioubacha de la mezzo Agounda Koulaeva, la révélation de la soirée. Habituée des rôles comme Amneris et Eboli, la chanteuse ukrainienne captive dès son entrée en scène par un magnétisme et une noblesse qui promettent le meilleur. Dès ses premières notes, la magie opère : la voix sonne large et généreuse, l’aigu ample et assuré, le grave sonore et superbement poitriné ; pourtant, le chant sait se faire extrêmement nuancé, jusqu’à des pianissimi impalpables qui peignent un portrait riche et complexe de la maîtresse trahie et ivre de vengeance. On se souviendra longtemps de sa confrontation avec Bomelius ainsi que l’air qui en découle, amer et plein d’une douleur à peine contenue proprement bouleversante. Une incarnation justement récompensée par une grande ovation au rideau final. Et la découverte d’une artiste majeure à nos yeux, qui possède les qualités des très grandes.
On applaudit également un Choeur de l’Orchestre de Paris parfaitement préparé et admirable d’homogénéité. Artisan de cette soirée à marquer d’une pierre blanche et véritable magicien de la baguette, Mikhaïl Jurowski galvanise un Orchestre National d’Île-de-France qui, dès l’ouverture et son legato de cordes au soyeux ensorcelant, sonne comme rarement : pupitres superbement équilibrés, couleur d’ensemble mordorée, brillante et profonde à la fois, ainsi que de remarquables soli. Un vrai travail d’équipe, salué avec ferveur par une salle conquise. Et c’est avec regret qu’on clôt un compte-rendu qu’on aurait voulu concis mais où la gourmandise à détailler les mérites de cette Fiancée d’exception aura été la plus forte.
Paris. Philharmonie 2, Salle des concerts, 12 mai 2015. Nikolaï Rimski-Korsakov : La Fiancée du Tsar. Livret du compositeur et d’Ilya Tioumenev, d’après Lev Mey. Avec Marfa Sobakina : Hasmik Torosian ; Grigori Griaznoï : Elchin Azizov ; Lioubacha : Agounda Koulaeva ; Vassili Stepanovitch Sobakine : Alexeï Tikhomirov ; Ivan Sergueïevitch Lykov : Alexeï Tatarintsev ; Maliouta Skouratov : Maxim Mikhaïlov ; Elisseï Bomelius : Marat Galli ; Petrovna : Alexandra Dourseneva ; Douniacha : Alexandra Kadourina. Chour de l’Orchestre de Paris ; Chef de chour : Lionel Sow ; Orchestre National d’Île-de-France. Direction musicale : Mikhaïl Jurowski. Mise en espace : Maxim Mikhaïlov