au cinéma
Les Noces
Ramuz, Stravinsky
« Noces », un film de Philippe Béziat
Pendant la guerre 1914-1918, Stravinsky s’installe en Suisse où il se lie d’amitié avec Ramuz; de leur proximité naît une collaboration artistique féconde d’où jaillissent des pièces maîtresses entre théâtre, poésie et musique: Renard, L’Histoire du Soldat; et Noces, moins connu et pourtant si décisive dans la maturation du style de Stravinsky qui y recycle avec un génie de la métamorphose, l’esprit du rythme slave et les mélodies populaires russes.
Stravinsky et Ramuz
Les Noces suit l’expressionnisme délirant et sauvage voire primitif du Sacre du Printemps (1913). Foisonnant dans ses audaces harmoniques, volcanique par ses accents et pointes rythmiques, tendre et vertigineux dans le traitement du texte populaire russe, Les Noces marquent un tournant dans la proposition lyrique de Stravinsky. L’articulation du verbe se fait transe collective, danse et marche à la fois.
Au coeur de l’écriture de Ramuz, s’inscrit l’éloquence naturelle et primitive du langage en tant qu’expression libérée; l’auteur du livret de l’Histoire du soldat et donc des Noces parle précisément de « langue geste »; on comprend dès lors sa fascination pour le travail musical de Stravinsky dont l’écriture si expressionniste et le traitement dramatique du texte sont magistralement développés dans Les Noces; d’autant que le poète écrivain comme le compositeur conçoivent de la même façon la richesse première de la culture populaire en particulier villageoise; Noces serait dans ce sens la photographie du milieu rural, exprimée de façon palpitante par cette éloquence flamboyante des mélodies, historiettes, fables que les solistes et le choeur (ici Les Solistes de Lyon-Bernard Tétu) portent à la scène. Du fait paysan, Ramuz comme Stravinsky échafaudent un sublime simple et régénéré dont le coeur est humain; leur intention pour autant n’a rien de régionaliste ni d’ethnographique, encore moins folklorique car l’intensité poétique du verbe et l’acuité active des combinaisons strictement musicales (orchestration, rythmique, couleurs…) hissent l’action des Noces vers le mythe.
Noces, le film
C’est toute la valeur du film de Philippe Béziat que de nous immerger dans la lente gestation d’une partition où les deux composantes essentielles: vitalité des rythmes alternés et articulation incantatoire du texte, sont clairement exposées face à la caméra. Pas à pas, le spectateur suit la progression d’un projet de spectacle, des répétitions piano avec chanteurs jusqu’à la participation du choeur et de l’orchestre complet. Jamais le texte, le chant, véritable geste vocal, ne sont écartés dans cette quête de la vérité et de la sincérité. La présence de la comédienne Dominique Reymond déploie cette place accordée au verbe: mots du texte de Ramuz sur son travail avec Stravinsky et consignés dans « Souvenirs sur Igor Stravinsky » écrits après la collaboration sur Noces, en 1916; texte des noceurs convoqués pour la fête villageoise… à l’origine en russe et que Ramuz met en ordre en français en respectant la prosodie originelle…
Au coeur de l’oeuvre, deux personnalités se rencontrent, fusionnent; Ramuz et Stravinsky, qui pendant la première guerre mondiale échafaudent le spectacle de Noces sans jamais en voir de leur vivant, une représentation scénique… comme ici; car le film de Philippe Béziat propose aussi, en plus d’une traversée dans la genèse de l’oeuvre, une version intégrale, scénographiée et filmée d’un bout à l’autre, proposition complète inédite qui souligne la force théâtrale et dramatique de l’oeuvre.
Le rythme du film respecte la structure même de la partition, composée de microépisodes rythmiques dont les interprètes doivent restituer la continuité et l’éloquence caractérisée : c’est toute la contribution de Mirella Giardelli, pianiste, chef d’orchestre et de choeur qui intervient de façon permanente pour trouver l’accentuation juste, l’expression vitale et surtout physique d’un texte où tout engagement corporel est le bienvenu. Dès le début du générique, ce point crucial du rythme, changeant d’une mesure à l’autre, point de dilution et de perdition de bien des versions enregistrées, jaillit dans sa fureur organique; c’est bien lui, versatile, étincelle et mouvement, énergie et force primitive, qui donne corps et coeur au travail collectif. Peu à peu le nombre de participants augmente; peu à peu l’espace du travail grandit, repoussant les murs jusqu’à l’espace de la scène finale.
Après l’admirable traversée cinématographique au pays de Pelléas et Mélisande de Debussy, (Pelléas et Mélisande, le chant des aveugles) traduction et commentaire de l’opéra, plutôt qu’opéra filmé, Philippe Béziat signe un film sensible, juste, qui place la rencontre et l’interprète au centre de son écriture.
Noces (Stravinsky, Ramuz), film de Philippe Béziat (France, Suisse, 1h32mn). Sortie en salle: le 8 février 2012. Toutes les infos (synopsis, images, extaits vidéos…) sur le site Les Films Pelléas.fr