Trop peu produite, la Medea de Luigi Cherubini fait un retour triomphal à l’Opéra National de Lorraine, dans sa version italienne, mélodramatique et noire à souhait. La musique de Cherubini, d’une incroyable modernité, très en avance sur son époque – l’œuvre n’est créée que six ans après la Flûte Enchantée de Mozart –, annonce Bellini dans le grand air de Néris, véritable déclaration d’amour de la servante à sa maîtresse, soutenu par un tendre hautbois, et offre déjà les premiers frissons qu’on peut qualifier de verdiens à travers le personnage surhumain de Médée.
Maria Callas, la Divine, avait déjà en 1953 compris la force de cette figure légendaire, au point de la faire sienne et d’en offrir un portrait qui fait encore autorité aujourd’hui.
Le nouveau théâtre lyrique voulu par Gluck est passé par là, la tragédie se déploie toute entière, servie par la musique. Point de distraction musicale dans cette œuvre-là, mais une dramaturgie habilement tissée, une toile se refermant autour des personnages – et du public –. Bien que composée d’éléments épars, cette version italienne se montre d’une cohérence absolue, tant dramatique que musicale. Sans doute les récitatifs écrits par Lachner en remplacement des dialogues parlés originels ne sont-ils pas pour rien dans cette impression d’unicité musicale, le musicien ayant parfaitement saisi l’écriture de Cherubini et su construire un univers musical saisissant entre les airs.
La vision de Yannis Kokkos, déjà vue au Capitole de Toulouse ainsi qu’au Châtelet, illustre parfaitement le propos de l’œuvre. Fort belle visuellement, toute en escaliers et en portiques, d’un classicisme antique auquel s’enlacent des teintes plus baroques, elle rend aux personnages une vraie noblesse, jusqu’à la rage du rôle-titre, qui éructe sa rage et son amour seule sur un praticable à l’avant-scène, quand le reste de l’action se joue et se noue derrière elle. Les costumes, simples et intemporels, achèvent de nous convaincre de l’universalité d’une telle histoire.
Saluons une distribution remarquable jusqu’aux seconds rôles, souvent sacrifiés.
Hommage particulier à la Première servante de la jeune coréenne Yu Ree Yang, dont les premières phrases sont celles qui ouvrent l’œuvre, à la grandeur scénique évidente, et surtout à la voix d’une beauté rare, ronde, veloutée, remarquablement maîtrisée. Une artiste à suivre, car sans doute appelée à de grandes destinées.
… d’une magicienne blessée
Applaudissons avec indulgence le Creonte d’Alfred Walker, victime d’une indisposition vocale en pleine représentation quelques jours auparavant, et faisant preuve d’une grande autorité scénique, malgré une voix voilée et à la projection réduite – et cependant d’un grand impact dramatique –.
Fort belle Glauce de Maïra Kerey, aux aigus quelques peu tendus, mais dotée d’une souplesse vocale appréciable, et surtout d’une projection vocale ahurissante, remplissant sans effort toute la salle et parvenant vraiment à faire vibrer les oreilles des spectateurs, tant la voix est riche et puissante.
Après Idomeneo, le ténor américain Chad Chelton revient à Nancy pour le périlleux Giasone. Et il se sort avec les honneurs de ce rôle ingrat : le timbre ne possède pas de beautés particulières, mais la technique vocale est solide – quoique assez étrange, difficile à cerner – et la présence scénique du chanteur fait merveille dans ce personnage tout à la fois héroïque et tourmenté dans ses sentiments.
Véritable révélation en la personne de la mezzo Svetlana Lifar dans le rôle de Néris : un timbre chaud, vibrant, maternel, rassurant, une technique vocale simplement parfaite sur toute l’étendue des registres et une musicalité à fleur de peau, d’âme, de cœur. Son air du second acte, d’une infinie tendresse, d’un calme tout bellinien, la montre simplement parfaite, sa voix devenant violoncelle, s’unissant au basson voulu par le compositeur dans un duo d’une grande émotion.
Moins parfaite d’un pur point de vue technique, la Medea de Chiara Taigi occupe par son magnétisme scénique l’ensemble du plateau. Au diable quelques aigus criés et quelques graves poitrinés à outrance, Médée ne vit que par cette démesure. Rarement feu aura autant pris sur une scène d’opéra. La douleur, le désespoir de la magicienne sont dépeints avec un réalisme poignant par la soprano italienne, qui fait corps avec ce personnage hors normes, après l’avoir incarné pas moins de cinq fois. Elle sait passer avec art du cri éperdu au murmure le plus ténu et de l’amour le plus tendre à la haine la plus brûlante. Car cette femme n’est pas folle, simplement perdue, abandonnée, au point que toutes les émotions se bousculent et s’entrechoquent en son sein. Cela, Chiara Taigi l’a parfaitement compris et le traduit avec une puissance et un art de grande tragédienne qui nous fait fantasmer et rêver à sa future Lady Macbeth.
Belle homogénéité des chœurs, parfaitement en place. A la tête de « son » Orchestre Symphonique et Lyrique de Nancy, doté d’un admirable soyeux, d’une vibration et d’un moelleux sonore qui soulignent à la fois la filiation classique de cette partition et mettent en lumières ses aspects proprement visionnaires, Paolo Olmi dirige cette œuvre charnière avec la passion et la fougue qui le caractérisent. Formidable soirée, gorgée d’émotions, preuve, s’il était besoin, que la Medea de Cherubini est une œuvre majeure de l’histoire du théâtre lyrique.
Nancy. Opéra National de Lorraine, 19 novembre 2009. Luigi Cherubini : Medea. Livret original en français de François Benoît Hoffmann d’après la tragédie de Corneille, inspirée par la Médee d’Euripide. Récitatifs mis en musique par Franz Lachner, version italienne de Carlo Zangarini. Avec Medea : Chiara Taigi ; Giasone : Chad Shelton ; Glauce : Maïra Kerey ; Neris : Svetlana Lifar ; Creonte : Alfred Walker ; Première servante : Yu Ree Jang ; Deuxième servante : Aline Martin ; Un capitaine de la garde : Pascal Desaux. Chœurs de l’Opéra National de Lorraine ; Cheffe de chœur : Merion Powell ; Assistant direction musicale : Marco Berdondini. Mise en scène, décors et costumes : Yannis Kokkos. Dramaturge : Anne Blancard ; Assistant mise en scène : Giulio Ciabatti ; Assistant costumes : Christian Macé ; Lumières : Patrice Trottier. Orchestre Symphonique et Lyrique de Nancy. Direction musicale : Paolo Olmi
Illustrations: Opéra national de Lorraine 2009